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dis-je[1], monsieur, que ce plan ne me plaît point. Je ne vois point de but à tout cela. — Vous avez raison, dit Duclos ; peu de latin, très peu de latin, point de grec surtout, que je n’en entende point parler. Je ne veux en faire ni un sot, ni un savant. Il y a un milieu à tout cela qu’il faut prendre. — Mais, monsieur, dit Linant, il faut qu’il connaisse ses auteurs, et une légère teinture de grec… — Que diable venez-vous nous chanter ? De quoi cela l’avancera-t-il, votre grec ? Il y a là une cinquantaine de vieux radoteurs qui n’ont d’autre mérite que d’être vieux, et qui ont perdu les meilleurs esprits. S’il lui arrivait de les connaître sans être fou, il ne serait qu’un plat érudit, et s’il en devenait enthousiaste, il se rendrait ridicule. Rien de tout cela, monsieur ! beaucoup de mœurs, de morale. — Monsieur, dis-je à Linant, apprenez-lui à aimer ses semblables, à leur être utile et à s’en faire aimer, voilà la science dont tout le monde a besoin et dont on ne peut se passer… Duclos entra ensuite dans quelques détails sur l’emploi qu’il fallait faire de la journée. — Qu’il sache, dit-il, bien lire, bien écrire ; occupez-le sérieusement à l’étude de sa langue. Il n’y a rien de plus absurde que de passer sa vie à l’étude des langues étrangères et de négliger la sienne. Il ne s’agit pas ici d’en faire un Anglais, un Romain, un Égyptien, un Grec, un Spartiate ; il est né Français, c’est donc un français qu’il faut faire, c’est-à-dire un homme à peu près bon à tout… N’allez pas surtout faire la bêtise de lui dire du mal des passions et du plaisir. Je sais tout aussi bien que vous qu’il serait à désirer qu’il n’eut que des passions modérées, mais j’aime mieux qu’il en ait de fortes qui le mènent tout à travers le monde comme un cheval échappé que d’être comme une pierre. Que diable ! s’il reçoit un coup de coude, il faut qu’il le rende ; moi, je n’en souffre point, et cela est fort essentiel. Inspirez-lui le goût des plaisirs honnêtes. — Linant objecta très bien que cette expression était bien vague et pouvait être arbitraire. Je lui dis que l’explication que j’y donnerais et qui me convenait était plus précise. – Par le mot honnête, lui dis-je, j’entends l’exercice de l’âme sur tous les objets sensibles. »

Quelle comédie et quels mots qui peignent d’un trait les caractères ou le temps ! La brutalité affectée de Duclos, son ton hautain et tranchant, sa vanité d’homme répandu dans le monde : — Je connais le dur ! — le pauvre précepteur s’inclinant de son mieux devant le philosophe accrédité et devant l’ami de madame, mêlant de la façon la plus plaisante l’Imitation de Jésus-Christ et la Henriade de Voltaire, un pied dans la religion et un pied dans la philosophie ; le latin à peine admis dans l’éducation dont Duclos improvise le plan

  1. Mme d’Épinay ; voyez ses Mémoires, t. I p. 361.