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deux ans, en 1654, colonel du régiment de Champagne et deux ans après capitaine-lieutenant des chevau-légers de la reine-mère, le comte de Grignan avait été nommé de bonne heure à la lieutenance-générale du Languedoc, qui était d’ailleurs pourvue de trois titulaires, ce qui permettait à chacun d’eux de passer huit mois de l’année à Paris[1]. Un autre frère cadet du comte de Grignan, le chevalier de Grignan, avait aussi embrassé la carrière des armes. Enfin, de trois sœurs qu’il avait eues, l’une s’était faite religieuse, les deux autres s’étaient mariées honorablement dans la province.

À l’époque où il demanda et obtint la main de Mlle de Sévigné, le comte de Grignan était arrivé à l’âge de trente-sept ans. Déjà marié deux fois, il avait, suivant l’observation de sa spirituelle belle-mère, « perdu toutes ses femmes, qui étaient mortes exprès, ainsi que son père et son fils, pour faire place à Mlle de Sévigné. » Malgré ces aimables prévenances, celle-ci, à peine âgée de vingt et un ans et d’une beauté incontestée, aurait préféré un mari ayant été veuf un peu moins souvent et qui ne lui eût pas apporté, en entrant en ménage, deux filles qu’il avait eues de Mlle de Rambouillet, sa première femme ; mais, indépendamment de son titre de lieutenant-général en Languedoc, le comte de Grignan avait pour parens, suivant son acte de mariage même, le duc de Montausier, la marquise de Mirepoix, le chevalier Pomponne de Bellièvre, le comte de Crussol, Henri de Lorraine, prince d’Harcourt, la duchesse d’Uzès, le vicomte de Polignac, etc. ; il passait en outre pour posséder en Provence des biens considérables ; enfin tout portait à croire qu’il arriverait aux premiers postes de la cour. L’amour que Mme de Sévigné avait pour sa fille ne tint pas devant ces considérations ; elle ne prit pas même, sa correspondance en fait foi, les éclaircissemens ordinaires sur la fortune de celui qui allait devenir son gendre, et le mariage fut célébré.

Rien ne troubla la lune de miel, je ne dis pas de la jeune et belle comtesse de Grignan, mais de Mme de Sévigné. « Entre nous, écrivait-elle le 4 juin 1669 à Bussy, qui détestait M. de Grignan, et qu’elle prenait plaisir à tourmenter, c’est le plus souhaitable mari et le plus divin pour la société qui soit au monde. Je ne sais pas ce que j’aurais fait d’un jobelin qui eût sorti de l’académie[2], qui ne saurait ni la langue, ni le pays, qu’il faudrait produire et expliquer partout, et qui ne ferait pas une sottise qui ne nous fit rougir. » Environ un an après, on offrit au comte de Grignan la charge de lieutenant-général

  1. Histoire de madame de Sévigné. par M. Aubenas, p. 168.
  2. On appelait ainsi au XVIIe et au XVIIIe siècles des établissemens où les jeunes gens allaient, leurs études classiques terminées, se former aux exercices du corps et aux belles manières. Voyez à ce sujet les Lettres de lord Chesterfield à son fils.