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par être instruit de la singulière pitié qu’il inspire à ce magnifique financier, avec lequel il a des relations d’assez longue date, et chez qui, deux ou trois fois la saison, il est même prié à dîner. Ceci peut passer pour l’exposition du drame, voici le drame lui-même :


« Un jour, rentrant du club, M. Gray rapporta à sa femme l’étourdissante nouvelle qu’il avait invité Goldmore à dîner. La pauvre femme en trembla de la tête aux pieds.

« — Quelle est cette cruelle plaisanterie, mon ami ? Vous savez que notre salle à manger ne pourra jamais contenir mistress Goldmore.

« — Tranquillisez-vous, ma femme, mistress Goldmore est pour le moment à Paris. C’est Crésus lui seul que nous aurons pour convive ; je le mène ensuite au spectacle,… à Sadler’s Wells[1]… Il nous a dit, au club, qu’il regardait Shakspeare comme un grand poète dramatique, digne d’encouragement, et là-dessus, saisi d’un bel enthousiasme, j’ai cru devoir l’appeler à notre banquet.

« — Grand Dieu !… mais qu’allons-nous lui donner ? Vous savez qu’il a deux cuisiniers de France ; vous savez tout ce qu’en rabâche mistress Goldmore ;… vous savez qu’il dîne presque tous les jours avec des aldermen[2] ?… Ma cuisinière est malade… Notre affreux pâtissier…

« — Silence, Frau, interrompit Gray d’une voix creuse et tragique. C’est moi qui me charge du festin. Bornez-vous à exécuter strictement les ordres de votre époux…

« — Au moins n’allez pas nous ruiner…

« — Paix ! vous dis-je, moitié timide d’un avocat sans cliens. Le dîner de Goldmore n’aura rien que d’assorti à nos faibles ressources. Seulement, et qu’en tout point ma volonté soit la loi suprême !… Titmarsh, vous serez des nôtres

« Le lendemain, fort ponctuellement exact (rien n’est haïssable comme les snobs qui arrivent à neuf heures du soir pour se mettre à table), je produisis un certain effet, grâce à ma canne à pomme d’or, dans la petite rue où réside le ménage Gray ; — mais cette faible sensation, que devint-elle, lorsqu’à cinq heures cinq minutes, le cocher poudré, la livrée jaune, les chevaux noirs et les harnais argentés de M. Goldmore firent irruption dans cette ruelle modeste ! Elle n’est habitée que par des marchands de charbon, des architectes, deux chirurgiens, un avocat, un maître de danse, et comme d’ordinaire plusieurs receveurs de rentes. Les maisons en sont petites, à deux étages, et à portiques revêtus de stuc. Le carrosse de Goldmore dépassait les toits de quelques centimètres, et les habitans du premier étage, de plain-pied avec le siège moelleux où il était adossé, auraient pu échanger au passage une poignée de main avec lui. En un clin d’œil, toutes les fenêtres se garnirent d’enfans et de femmes. Bittlestone-Street était déjà en révolution, lorsque l’imposant équipage de Goldmore fit halte devant la porte de M. Raymond Gray.

  1. L’équivalent de nos Folies-Dramatiques.
  2. L’alderman est de temps immémorial accepté pour type de la gourmandise.