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de détruire l’indépendance de la Turquie ou de lui faire la guerre. » Croyant donc que si le sultan n’était pas appuyé dans cette crise, il livrerait son gouvernement à l’influence russe, il écrivit à l’amiral Dundas, en le priant d’amener l’escadre de Malte à Vourla, et fit part au grand-visir de cette démarche[1].

L’ensemble de ces circonstances ne fut point au premier moment apprécié de la même façon à Paris et à Londres.

Le gouvernement français comprit avec une sagacité remarquable la portée des premiers actes de l’ambassade du prince Menchikof. Directement engagée dans le débat qui était le prétexte de cette ambassade, la France devait veiller d’un œil plus attentif et plus intéressé qu’aucune autre puissance au caractère qu’elle allait prendre et aux complications qu’elle pouvait entraîner. Elle devait être sur ses gardes, car après les démarches qu’elle venait de faire à Saint-Pétersbourg, elle ne pouvait se dissimuler que l’envoi du prince Menchikof à Constantinople, coïncidant avec une démonstration militaire aux frontières de la Turquie, n’était point une réponse satisfaisante à ses ouvertures. Aussi, avant l’arrivée de l’ambassadeur russe à son poste, M. Drouyn de Lhuys appelait l’attention sérieuse de lord Clarendon « sur les complications qui pouvaient surgir en Orient par suite de la mission de M. le prince Menchikof[2]. » Il résolut sur-le-champ d’envoyer l’escadre d’évolutions de Toulon dans les eaux de Salamine. Cette démonstration n’avait pour le moment pas le caractère d’une mesure de surveillance et de précaution et d’autre effet que de placer notre escadre à peu près sur la même ligne d’observation que celle de l’Angleterre ; mais les instructions adressées quelques jours plus tard à M. de Lacour montrent que le gouvernement français avait envisagé toutes les éventualités qui pouvaient sortir de l’état des choses à Constantinople avec une prévoyance, une prudence, une décision que le développement des faits ultérieurs a justifiées avec éclat[3].

L’équité commande de reconnaître que le gouvernement anglais était alors dans une situation différente. Premièrement, il était étranger à la querelle dans laquelle le prince Menchikof allait intervenir. Cette querelle ne le touchait que par l’influence qu’elle pouvait avoir sur l’existence de la Turquie. À ce point de vue, il en souhaitait la conclusion la plus prompte, et se réservait d’exercer au profit de la Porte et de la paix européenne un rôle de modérateur et d’arbitre conciliant. En second lieu, le cabinet anglais croyait aux assurances

  1. Colonel Rose to lord John Russell, march 7, 1853. Corresp., part I, n° 103.
  2. Le ministre des affaires étrangères à M. le comte Walewski, 21 fév. 1853. Documens français relatifs aux affaires d’Orient, n° 2.
  3. Documens français, etc., n° 3, 4, 5 et 6.