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la Russie s’attribuât à elle-même la protection promise par la Porte à la religion chrétienne. On saisit ici ta filiation d’idées par laquelle la Russie a été amenée à dénaturer l’affaire des lieux-saints et à en faire sortir à son profit les conséquences contre lesquelles l’Europe a protesté ; elle a, dès l’origine, déplacé, élevé, agrandi outre mesure le débat. Il s’agissait d’une simple question de propriété à régler amicalement et équitablement ; au lieu de l’aborder dans des dispositions conciliantes, elle a voulu dicter ses volontés. Mais on n’a strictement le droit de tenir un langage impérieux à une puissance indépendante que lorsque cette puissance, liée avec vous par un engagement, en a enfreint les stipulations. La Russie n’avait aucun engagement semblable de la Turquie au sujet des lieux-saints ; elle n’aurait eu qualité pour imposer ses exigences que si elle eût été investie du protectorat religieux des Grecs de l’empire ottoman. Elle n’a pas reculé devant cette nécessité exorbitante de la position qu’elle voulait prendre. Elle a revendiqué le protectorat des Grecs.

Telle a été, bien avant la mission du prince. Menchikof, la préoccupation de la légation russe à Constantinople. La question du protectorat des Grecs a toujours dominé pour elle la question pratique des lieux-saints. On voit percer d’une façon significative ces prétentions naissantes dans les correspondances de sir Stratford Canning et du colonel Rose. Les idées de protectorat offusquaient à tel point l’esprit des diplomates russes, qu’elles leur faisaient commettre une confusion étrange sur la position prise par la France. Sir Stratford Canning en cite un curieux exemple. Au mois de novembre 1851, M. de Titof termina une longue et orageuse conférence avec Aali-Pacha en lui disant : — « Je vois clairement que l’intention de la Porte est d’accepter le protectorat de la France dans cette affaire. — Vous vous trompez, lui fit observer avec finesse le ministre turc. Les moines de Jérusalem qui sont en question ne sont point des rayas de la Sublime-Porte ; ce sont des étrangers. Le protectorat que la France leur donne pèse tout au plus sûr des puissances étrangères et non sur la Porte. » M. de Titof sembla, mais trop tard, s’apercevoir de sa méprise[1]. Un an plus tard, le colonel Rose rapporte à lord Malmesbury une assertion, plus avancée dans le même sens, du chargé d’affaires qui avait succédé à M. de Titof.« M. d’Ozerof a beaucoup compromis sa position, dans ce moment critique, en déclarant formellement à l’ambassadeur français que la Russie, en vertu du traité de Koutchouk-Kainardji, protège la religion orthodoxe grecque en Turquie. M. de Lavalette prend la chose d’autant plus à cœur qu’il

  1. Sir Stratford Canning to viscount Palmerston, 5 novembre 1851, Corresp., part I, n° 24.