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dernières profondeurs ; il n’observait pas les sympathiques tressaillemens que provoquaient aux extrémités de son empire les ardentes résistances de l’Espagne, et lorsque les Anglais, débarqués aux bouches de l’Escaut, rencontraient au sein des populations une indifférence trop significative, il ne voyait dans l’affaire de Walcheren qu’un moyen spécieux de se procurer une levée de plus !

C’est qu’il n’avait rencontré devant lui jusqu’alors que deux forces, des années et des gouvernemens, et qu’il avait toujours triomphé de l’une et de l’autre. Les armées s’étaient dissipées depuis quinze ans aux éclairs de son épée, et son bras avait été l’instrument providentiel des trop justes châtimens infligés aux pouvoirs de son temps. Ces cours, pour lesquelles les trois partages de la Pologne étaient demeurés l’idéal de l’habileté politique, avaient en effet, depuis un siècle, étalé un égoïsme qui n’était dépassé que par leur imprévoyance. On avait vu les grands gouvernemens allemands, à l’époque des sécularisations, se ruer sur les domaines d’autrui comme sur une proie, et la Russie n’avait pas déployé un cynisme moins révoltant en prenant à Tilsitt le contrepied de l’œuvre de réparation et d’équilibre que son jeune souverain donnait quelques jours auparavant pour programme à son règne. L’Angleterre ne savait répondre à notre dictature territoriale qu’en confisquant avec insolence l’empire des mers, et les petits états profitaient largement des exemples qui leur arrivaient d’aussi haut. L’on peut dire qu’à cette époque l’idée du droit avait disparu de la terre. Aucun intérêt commun ne ralliait les gouvernemens ni dans leurs désastres ni dans leurs succès, et cette solidarité européenne qui fait l’honneur de notre temps n’était pas même pressentie. Jusqu’en 1813, Napoléon ne rencontra devant lui que des gouvernemens isolés dans leurs vues comme dans leurs efforts. Ce fut alors que les peuples se levèrent pour la première fois au lieu et place de ces tristes pouvoirs qui avaient si bien mérité leur sort. Les résistances de l’Espagne inspirèrent celles de la Russie, et l’incendie de Moscou s’alluma aux flammes de Saragosse. Lorsque, l’empereur eut acculé la fortune au rempart de neige et de feu derrière lequel combattait non plus une armée, mais une rude nation, il y attendit vainement, dans une dramatique anxiété, ces supplications pour la paix par lesquelles les chancelleries s’étaient toujours empressées de répondre à ses victoires. Devant ces refus opiniâtres et cette redoutable manifestation de l’esprit nouveau qui se levait sur le monde, Napoléon dut se retirer, comme Alexandre après avoir salué de loin les plaines arrosées par le Gange.

Mais qu’avait-il fait de l’Europe et qu’allait-il trouver derrière lui ? — Venait d’abord la Pologne, qui, n’attendant plus rien après avoir