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Ces deux jeunes filles, dont la mise révélait assez bien le caractère, formaient une de ces légères dissonances d’esprit et de mœurs avec lesquelles il semble que la nature se plaise à nouer les affections les plus douces et les plus durables. A les voir se promener ainsi nonchalamment au milieu d’un paysage enchanteur que l’art avait soumis à ses lois, ces deux charmantes personnes, dont l’ombre se dessinait par intervalles dans l’allée solitaire où l’on n’entendait que le bruit de l’eau jaillissante, présentaient une scène exquise de la société polie dans un siècle de loisirs. pour rendre toute la suavité d’un pareil tableau, pour exprimer l’harmonie qui résulte du contraste de deux femmes élégantes et bien nées qui livrent à l’heure qui passe le secret de leurs cœurs, il faudrait la musique de Mozart, par exemple le duo du Mariage de Figaro entre la comtesse et Suzanne, lorsque, sur une phrase aussi transparente que le plus beau jour, elles chantent en badinant :

Che soave zefiretto
Questa sera spirerà!

— Sais-tu bien, ma chère, dit Tognina en jouant avec son éventail, que Lorenzo devient, ma foi, un beau garçon, et qu’il n’est plus permis de le traiter sans cérémonie ?

— Je ne le sais que trop, répondit Beata avec un accent de tristesse.

— Je ne vois pas qu’il y ait lieu à prendre le deuil pour un fait aussi simple, répondit Tognina, et tu n’as pu croire que ton pupille resterait toujours un agneau de Pâques à la toison immaculée !

— Non, sans doute, répondit Beata, mais je vois arriver avec peine le moment où il faudra me séparer de lui.

— Te séparer de Lorenzo ! Et pourquoi donc ? Tu es riche, fille unique, maîtresse de faire tout ce que tu veux : il faudrait être furieusement mélancolique pour gâter une si belle existence.

— Tu en parles bien à ton aise, chère Tognina, et tu ignores les difficultés de ma position. La fille d’un sénateur de Venise appartient d’abord à la république et puis à sa famille, qui en disposent selon les intérêts de l’état ou les convenances de la société. Tu es cent fois plus libre que moi, et il y a des jours où j’envie le sort de Teresa, ma camériste, qui peut du moins suivre les inspirations de son cœur.

— On dirait, à t’entendre, que Lorenzo a pénétré fort avant dans le tien, répliqua Tognina avec malice. Après tout, où serait le mal que tu fusses touchée par les qualités d’un jeune homme que tu as élevé et qui a répondu à tes espérances ? Tu n’as guère que quatre ans de plus que lui, et on surmonte bien des difficultés quand on aime, témoin l’histoire de la fameuse Bianca Capello.