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calculer avec une prudence minutieuse les ressources et les chances de l’ennemi, il ne tenait dans la politique aucun compte des résistances morales : un bataillon en armes le préoccupait plus qu’une nationalité humiliée, et si dans ses combinaisons stratégiques il ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter, dans ses spéculations diplomatiques il n’était rien à son étoile de ce qu’il pouvait lui laisser.


III

Tilsitt marque pour l’ère impériale le point culminant que Lunéville avait marqué pour l’ère consulaire. Maître de toute l’Italie, législateur de la Suisse, protecteur de la confédération allemande, au sein de laquelle il couronnait ses vassaux, Napoléon venait d’écraser la Prusse après l’Autriche, et d’obtenir de la Russie, relevée tout à coup de ses défaites par des perspectives enivrantes, carte blanche pour achever son œuvre dans le midi de l’Europe. Le détrônement de la maison de Bourbon en Espagne, de la maison de Bragance en Portugal, la réunion de Rome à l’empire français, la fondation du royaume de Westphalie et la solennelle reconnaissance de toutes les royautés napoléoniennes, enfin et avant tout le blocus continental dans ses plus difficiles applications, tout cela fut concédé sans difficulté par le jeune empereur, subjugué par les prestiges de son vainqueur plus encore que par ses armes. Un frère de Napoléon régnait en Hollande, un autre allait reporter les frontières de l’empire aux bornes où les avait placées Charlemagne ; l’aîné de sa race régnait à Naples, en attendant qu’on lui ouvrit la succession de Philippe V. Une seule puissance indépendante du maître du monde se maintenait encore dans un coin de la péninsule, pressée entre le royaume d’Italie et le grand fief napolitain : le pape n’existait plus que par une tolérance dont chaque exigence nouvelle abrégeait le terme fatal. La pensée fondamentale de Napoléon triomphait donc partout, les résistances ne se montraient encore nulle part ; il était même parvenu à se donner pour complice son plus puissant adversaire de la veille.

Mais si le congrès de Tilsitt fut en 1807 l’apogée de la gloire de Napoléon, il fut aussi l’écueil de sa politique et l’origine de tous ses mécomptes. Dans l’ivresse d’un avenir que le concours de la Russie semblait laisser désormais sans limites, le merveilleux esprit qui, huit années auparavant, avait présidé à la plus difficile réorganisation sociale dont l’histoire garde le souvenir, l’administrateur incomparable, l’auteur du code civil et du concordat, de la paix de Lunéville et de la paix d’Amiens, perdait le sens des réalités et jusqu’à cette prévoyance vulgaire à peine classée parmi les dons d’en haut, tant elle est usuelle.