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l’Europe, qu’ils allaient arpenter du Tage au Niémen, soit pour en achever la conquête, soit pour y comprimer les résistances naissantes. Il était impossible que ces généraux ne devinssent point partie intégrante du système pour lequel ils prodiguaient chaque jour leur sang, et qu’ils conquissent des couronnes sans que quelques fleurons en retombassent sur leur propre front. La prévoyance politique s’unissait donc au sentiment d’une juste reconnaissance pour déterminer l’empereur à associer à la fortune de l’établissement impérial les hommes qui, après en avoir été les instrumens, en demeuraient les supports nécessaires. Ceci suffit pour expliquer la création de ce réseau de principautés disséminées sur le territoire des royautés d’origine napoléonienne, et largement dotées par l’or de l’étranger. Ces riches principautés étaient pour le dedans un encouragement et une récompense, pour le dehors la constatation authentique de l’action toujours présente et toujours armée de la France. Napoléon créa des duchés dans les pays tributaires à peu près dans le même esprit que César avait créé des colonies dans les provinces soumises ; il céda au double besoin d’entretenir le dévouement en en payant le prix, et d’affaiblir les aspirations nationales en mêlant partout les intérêts français aux intérêts indigènes.

L’ardente imagination de l’empereur ne tarda pas à revêtir d’un coloris éclatant un système qui n’était au fond que l’une des plus prosaïques nécessités de sa situation toujours tendue, et les commentateurs eurent bientôt érigé en profonde théorie sociale des actes originairement provoqués par les exigences allumées à la vue de tant de dépouilles opimes. M. de Talleyrand, conduit par sa modération naturelle à toujours désirer la paix, et par la trempe de son caractère à flatter les plus dangereux penchans de son maître, ne manquait jamais, lorsque son crédit avait besoin d’être raffermi, de faire miroiter devant les yeux du nouveau Charlemagne les prestigieux souvenirs du saint empire et de la bulle d’or. Ce ministre, qui étudiait l’histoire comme la politique, pour en tirer des profits plutôt que des leçons, entretenait incessamment cette disposition singulière à appliquer des formules toutes symboliques à la réorganisation d’une société qui n’avait pas plus de traditions que de croyances. Au milieu d’un monde renouvelé par la force des révolutions et par celle des armes, on vit tout à coup reparaître, aux froids applaudissemens de quelques rhéteurs, le fantôme de cette vaste hiérarchie féodale au sein de laquelle l’auguste successeur des Césars, chef temporel de la chrétienté, était servi par ses royaux électeurs dans tous les actes de sa souveraineté et jusque dans ceux de sa vie domestique.

On avait commencé par les idées de 1789, on en faisait encore chaque jour à l’Europe d’heureuses applications, et l’on essayait en