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leur personnalité morale, et jusqu’à ces dynasties où viennent se confondre dans de vivans symboles toutes les gloires et tous les souvenirs des générations écoulées. Napoléon croit en un mot qu’en servant les peuples, on peut les humilier sans péril, et que les nations immolent volontiers leur orgueil à leurs intérêts.

Améliorer la condition sociale des peuples en anéantissant leur personnalité historique, refouler tout intérêt commercial ou politique qui ne se subordonnerait pas à l’intérêt français, le seul auquel il reconnaisse dans le monde le droit et la force, telle est la double pensée qui n’a pas fléchi un seul jour, de l’aurore de ce règne à son déclin. Ce n’est donc pas à la critique partielle des actes accomplis durant l’époque impériale que le publiciste doit s’arrêter. On pourrait en effet montrer que ces actes, dans tout ce qu’ils ont eu de plus inattendu et de plus accidentel en apparence, sont presque toujours sortis de la doctrine même du règne. C’est en elle-même et dans son principe qu’il faut juger celle-ci. Les historiens ont tous blâmé Napoléon d’avoir, en 1807, par ses procédés violens, poussé la Prusse à sa ruine, au risque de perdre en Europe la seule alliance qui ne fut pas pour lui strictement impossible. Les uns ont déploré pour sa gloire le guet-apens de Bayonne, les autres l’enlèvement du Vatican ; presque tous ont montré dans la guerre d’Espagne la cause de la ruine militaire de l’empire, dans la captivité du pape l’origine de son discrédit moral ; ceux-ci ont signalé l’affaire d’Oldenbourg et les démêlés avec la Russie comme l’origine de ses désastres ; ceux-là ont déploré l’aveuglement qui, après ses premiers revers, empêchait l’empereur d’accepter en 1813 la paix à des conditions qui auraient maintenu à lui-même et à la France la situation la plus forte de l’Europe. Tous ces reproches peuvent être fondés ; mais lorsqu’on envisage les faits qui les provoquent sous le reflet de la pensée fondamentale de laquelle sortirent ces faits eux-mêmes, ils apparaissent comme des conséquences presque logiques de cette pensée, et l’on est invinciblement conduit à dénier au hasard la large part que certains apologistes voudraient lui attribuer dans les déterminations impériales.

Ecraser la Prusse, ajouter sa mortelle inimitié à celle de l’Autriche, chasser le pape de ses états et réunir à la France l’antique capitale du monde, enfermer les princes d’Espagne à Valençay et préparer une prison au vieux monarque qui se jetait avec confiance dans les bras d’un allié ; blesser gratuitement la Russie au cœur pour aller l’attaquer dans ses déserts, se refuser enfin à Prague à des ouvertures qui assuraient encore à la France des conditions fort supérieures à celles de Lunéville, cela serait inexplicable sans doute, si l’empereur Napoléon avait jamais entendu constituer une monarchie