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Portugal, sous peine de la lui faire à lui-même, et qu’elle achevait au nord, par le règlement des indemnités germaniques, la ruine morale de l’Autriche, l’Europe avait-elle en face d’elle une monarchie régulière, exerçant son influence dans la sphère légitime de son action, et ne se trouvait-elle pas déjà placée vis-à-vis d’un pouvoir sans limites dans ses désirs comme dans ses frontières ? A partir de la proclamation de Napoléon comme roi d’Italie, ne voyait-on pas se dessiner au-delà de la vaste zone qui s’étend des Pyrénées et des Alpes jusqu’au Rhin une autre zone dans laquelle un système de dépendance à peine déguisée ne pouvait manquer d’aboutir tôt ou tard à des réunions territoriales pures et simples ?

Si dès ses débuts le nouvel empire prenait une aussi alarmante situation, que ne devait-il pas arriver l’année suivante après les prodiges d’Ulm et d’Austerlitz, quand, avec l’habileté d’Annibal et l’impétuosité d’Alexandre, l’empereur eut en quelques semaines arraché ses armes à une armée autrichienne et contraint la Russie de repasser ses frontières, après avoir couvert de morts le sol d’un empire allié qu’elle n’avait pas su défendre ! Quelle défaite n’aurait été moins redoutable pour la faiblesse humaine que ces enivrantes fascinations de la fortune et de la gloire ? Lorsqu’à son bivouac d’Urschitz le soldat-roi voyait s’incliner devant lui le successeur des Frédéric et des Othon, ne comprend-on pas que le souvenir de Charlemagne ait traversé comme une éblouissante vision cet esprit accessible à toutes les grandes choses ? Y a-t-il lieu de s’étonner qu’en dormant dans les palais de Marie-Thérèse comme le fils de Philippe dans ceux de Darius, l’homme qui, pour son début dans la royauté, venait de dépasser les plus audacieuses conceptions de l’histoire et de l’épopée, se soit cru appelé à rendre l’Europe tributaire de son génie et vassale de sa destinée ?

C’est en effet à la victoire d’Austerlitz et aux jours qui précédèrent la signature du traité de Presbourg[1] qu’il faut rapporter comme à leur véritable origine les plus hardies conceptions de Napoléon. Il n’est point vrai, comme on l’a écrit souvent sans que je sois parvenu à en démêler le motif, que son œuvre se soit formée successivement et presque pièce à pièce dans sa pensée, et que l’empereur ait été conduit à lui donner des proportions colossales bien plus par le cours des circonstances que par l’effet de sa propre volonté. Il se peut que les Anglais aient été amenés à conquérir les Indes sans le savoir et sans le vouloir ; mais telle n’a pas été la destinée de Napoléon, ainsi ne s’est point formée son œuvre : c’est très sciemment, et s’il est permis de le dire à priori, qu’il a entrepris de s’assujétir l’Europe occidentale,

  1. 26 décembre 1803.