Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maison de Zeno qu’un objet de distraction, qu’un témoignage vivant de la munificence d’un grand seigneur, qu’on repousse dans l’ombre aussitôt que la cercle de l’intimité s’élargit ? Telles étaient les questions que se faisait sourdement ce jeune homme, et qui remplissaient son cœur d’un trouble infini. Saturé de lectures diverses, qui n’avaient pas toujours été dirigées par un goût très sévère, puisant à la fois dans les romans à la mode, dans les poètes, surtout dans les philosophes français que l’abbé Zamaria livrait à sa curiosité, la pâture dont il était avide, l’esprit de Lorenzo laissait apercevoir les symptômes d’une activité inquiète et prompte à s’alarmer. C’était une imagination ardente qui se plaisait aux combinaisons romanesques, une sensibilité extrême qui fermentait et cherchait une issue, un cœur rempli de tendresse, qui, après avoir été longtemps contenu par le respect et le sommeil de l’adolescence, se réveillait tout à coup et s’épanchait bruyamment comme pour s’assurer de sa propre vitalité. Rien n’est moins simple que la jeunesse; tous les germes de la vie future se trouvent entassés dans le cœur d’un enfant, et c’est avec ces premières sensations, confusément perçues, que la destinée ourdit sa toile. Aussi prenez bien garde, et ne vous oubliez pas devant ces regards mobiles qui semblent glisser sur toutes choses ! ne laissez rien apercevoir d’impur ou d’équivoque à cette petite créature qui s’exerce à comprendre les phénomènes qui se déroulent devant elle. Guidée par l’instinct et par une intuition divine, elle saisira plus tard le sens caché de vos actes et de vos paroles; comme cette plaque de métal préparée par l’art pour y réfléchir la lumière, l’âme d’un enfant se laisse pénétrer par les accidens du monde extérieur qui s’y incrustent pour ainsi dire, et y dessinent des images que le temps viendra dégager.

Lorenzo lisait enfin dans son propre cœur; il se sentait ému à l’aspect de Beata, et il comprenait le sens de cette émotion, dont il était effrayé. Oserait-il jamais avouer un sentiment si téméraire ? Que dirait-on si l’on venait à découvrir que le fils de Catarina Sarti avait osé lever les yeux sur une noble fille de Venise qui avait recueilli son enfance et sa pauvreté ? Il fuyait les occasions de la voir, il était timide, interdit en sa présence, il balbutiait en répondant aux questions bienveillantes qu’elle lui adressait. Il recherchait la solitude et les livres qui pouvaient nourrir et accroître ses illusions. La nature, le paysage et ses beautés mystérieuses, qui sont inaccessibles au vulgaire, et qui ne se révèlent qu’aux yeux éclairés par le foyer intérieur du sentiment, parlaient à son imagination un langage nouveau. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il lisait et tout ce qu’il entendait prenait la forme de l’objet aimable qui s’élevait dans son âme comme un astre radieux. Dans une telle disposition d’esprit, Lorenzo trouva