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preuve de cette sagesse en désavouant toute participation à la révolte qui vient d’éclater sur ses frontières, en Albanie. Il est une province de l’empire ottoman dont la position ressemble par plus d’un point à celle de la Grèce, et dont le rôle est indiqué de même : c’est la Serbie, qui, comme la Grèce, aurait évidemment tout à perdre à tenter en ce moment les aventures. La Serbie exerce sur les autres Slaves de Turquie une influence analogue à celle que peuvent avoir les Grecs du royaume sur les Hellènes de la Roumélie, de l’Asie Mineure et de l’Archipel. Les populations de la principauté serbe sont belliqueuses et bien armées, et, en se prononçant aujourd’hui en faveur des Russes, elles pourraient incontestablement gêner les mouvemens de l’armée ottomane sur le Danube ; mais le gouvernement de ce petit pays ne peut se faire illusion sur les conséquences qu’aurait pour lui une pareille politique. Il sait bien que, dans l’hypothèse la plus favorable aux Russes, les bénéfices d’une victoire ne seraient point pour lui. L’attitude très sage que tient en ce moment la Serbie ne peut donc qu’attirer l’intérêt sur cette principauté, déjà remarquable à tant de titres.

À cet égard, la littérature reflète très fidèlement la pensée du pays. Les Serbes ne sont point encore sortis de cette ère de spontanéité durant laquelle l’homme pense et agit en quelque sorte tout d’une pièce. Dans le poète ou le publiciste, l’écrivain et le citoyen ne sont qu’une seule et même personne. La littérature serbe se distingue encore par un trait commun à la jeunesse de tous les peuples grands ou petits, c’est que les genres n’y sont point nettement divisés, et que la poésie, l’histoire, la politique et la religion se rencontrent en dose plus ou moins forte dans chaque production de l’esprit. La proportion dans laquelle chacun de ces élémens y concourt indique seule à quel genre elle appartient. Il va de soi également que tout travail intellectuel est profondément empreint ou, pour mieux dire, pénétré de l’esprit de nationalité. Depuis les manuels élémentaires à l’usage des écoles jusqu’aux publications les plus élevées, toutes les manifestations de la pensée portent ce caractère. Cet esprit de nationalité éclate au plus haut degré dans un ouvrage historique et statistique publié en français à Paris par deux jeunes Serbes » MM. Jankovitch et Grouïtch[1]. Le but de cet ouvrage est d’exposer le passé et le présent des Slaves du midi, d’indiquer le rôle que la Serbie peut être appelée à jouer dans les éventualités ouvertes aux peuples de l’Orient. Ce travail est beaucoup moins une œuvre d’érudition qu’un plaidoyer historique en faveur de la nationalité des Serbes, des Bulgares, des Bosniaques et des Croates, en un mot de tous les Slaves méridionaux. Ce qui nous frappe aussi dans l’étude historique des deux jeunes écrivains serbes, c’est une modération qui, dans les conjonctures actuelles, a son importance politique. Nous n’oserions affirmer que les pâtres, les guerriers, les bardes qui ont pris part à la lutte soutenue sous Tserny-George et Milosch pour l’indépendance nationale, gardent la même mesure dans leur manière de sentir ; mais le ton modéré de l’écrit de MM. Jankovitch et Grouïtch est celui des hommes éclairés du pays dans toutes les matières qui touchent à la politique présente et à l’avenir de la principauté.

  1. Les Slaves du Sud, chez Franck.