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et des peintures, — d’aller ressaisir à travers tous les voiles quelque nuance oubliée ou méconnue de l’âme humaine pour la fixer sous une forme durable, — d’étendre l’empire de ses fictions à toutes les régions de la réalité. Il ne réussit pas toujours à être nouveau et à trouver quelque image imprévue, quelque création saisissante ou gracieuse. Que de vieilleries il traîne parfois à la lumière ! que d’inventions vulgaires qui ne sont autre chose qu’un mélange de décrépitude et de puérilité ! A travers tout cependant le talent fait son œuvre, il cherche sa voie dans la confusion d’une situation littéraire tourmentée, et il se révèle dans son originalité et sa grâce nouvelle. M. Henry Murger est un des jeunes esprits qui ont su intéresser à leurs récits en leur donnant un caractère particulier après tant d’histoires démesurées et impossibles. La nouveauté, M. Murger l’a cherchée d’abord dans un monde peu classé et de mœurs révoltées : c’est le monde de la Bohême, monde des amours faciles, des misères gaiement supportées, des fantaisies peu scrupuleuses, de toutes les insouciances et de tous les caprices. Ce monde, bien des gens ne le connaissaient pas peut-être, et on a su gré à M. Murger de s’en faire l’historien avec toute la bonne volonté d’un talent ingénieux et sympathique ; mais c’est là une tentative qui ne se renouvelle pas. Aujourd’hui, dans Adeline Protat, c’est un autre genre de récit ; la scène n’est point dans la Bohême, elle est dans un petit village de la campagne de Fontainebleau, à moitié dans la forêt. Un artiste qui va passer aux champs la saison d’été, le bonhomme Protat, sa fille Adeline, raffinée par une éducation mondaine ; le petit apprenti Zéphyr, qui se trouve être presque un sculpteur de génie, ce sont les personnages entre lesquels M. Murger noue un drame des plus simples, relevé par les descriptions pittoresques, les observations fines et les détails gracieux qui ressortent de l’étude des caractères. Ce qui distingue le talent de M. Murger, c’est une délicatesse d’imagination qui se retrouve même dans ses peintures de la Bohême, un certain charme d’ironie, la simplicité et la netteté du récit, un mélange de poésie et d’esprit, de bonne humeur et d’attendrissement. C’est avec ces qualités que l’auteur d’Adeline Protat peut donner une grâce originale à ses inventions. Il ne saurait craindre d’étendre le champ de son observation, d’aborder la réalité humaine dans ce qu’elle a de plus étendu, en dehors des mondes factices qu’on traverse un moment ; son talent ne peut que puiser des forces nouvelles dans le contact avec cette réalité, et trouver des élémens nouveaux dans la diversité des caractères, dans tous les contrastes de l’existence humaine.

Si le roman est l’histoire écrite de la vie sociale et des mœurs comme de la passion individuelle, le théâtre n’est-il point l’histoire, en quelque sorte parlée, représentée, de cette vie sociale ? Le roman décrit les personnages qu’il crée, il les peint avec amour, il raconte leurs aventures ; le théâtre les fait vivre et agir en présence de la foule attentive qui écoute. Voilà pourquoi il y a pour le théâtre la nécessité d’un degré de vraisemblance qui n’existe point dans les mêmes proportions pour un livre. Dans le livre, l’idéal peut avoir une grande part, il peut s’échapper en pages éloquentes et enflammées, parer une création d’une couleur mystérieuse ; au théâtre, il ne répondrait qu’au sentiment du petit nombre. Il y a dans le public une moyenne pour ainsi dire à laquelle il faut s’adresser. Les hommes de génie seuls ont le pouvoir de