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Les mêmes propositions n’ont pas reçu un meilleur accueil à Berlin, où un autre diplomate était chargé de les présenter. C’est ainsi que s’est terminée la mission du comte Orloff. L’envoyé du tsar n’aurait point manqué, dit-on, de représenter à l’empereur François-Joseph que, si la guerre éclatait, elle deviendrait infailliblement révolutionnaire ; seulement il n’ajoutait pas que le meilleur moyen de donner à la guerre ce caractère, ce serait que l’Autriche se prêtât aux vins de la Russie et subordonnât sa politique à celle du tsar. S’il est au contraire quelque chose qui puisse, comprimer les fermens révolutionnaires, réchauffés peut-être par la perspective d’un conflit, c’est l’accord des quatre grandes puissances continentales. Il est, nous le savons, des défiances naturelles d’un autre genre qui s’élèvent en Allemagne lorsqu’il s’agit de la France. En Autriche et en Prusse, pour tout dire, on craint d’échanger une alliance puissante pour des alliances moins sûres et de moins d’avenir. C’est à ces objections, sans nul doute, que répondait M. le ministre des affaires étrangères dans une dépêche à nos agens près les diverses cours de la confédération germanique, lorsqu’il disait que, si la France avait eu les vues qu’on lui suppose, elle aurait suivi une autre politique ; qu’en se tournant vers d’autres alliés, elle aurait pu incontestablement aspirer à des compensations, tandis qu’en agissant comme elle l’a fait, elle a donné l’exemple de la loyauté, de la fidélité à un intérêt commun, universel, européen. Que faut-il conclure de ces considérations diverses ? C’est que l’Autriche, comme la Prusse, a refusé d’entrer dans les vues de la Russie. Cela veut-il dire qu’elle doive immédiatement quitter une certaine attitude de neutralité ? Ce ne sera peut-être pas tout de suite, mais à nos yeux cela n’est pas douteux ; l’Autriche y sera conduite comme elle a été conduite à signer les derniers protocoles ; elle y sera déterminée par cette raison supérieure, que dans une telle crise la puissance qui n’agit pas abandonne l’intérêt qu’elle a mission de défendre, et qu’elle perd tout droit aux bénéfices d’une situation dont elle n’a pas porté le poids comme les autres.

Quoi qu’il en soit, la tension des choses devient de plus en plus extrême, et le sentiment public est sous le poids de cette situation. De l’aveu même des cabinets, il n’y a plus de négociations régulières, c’est-à-dire que les gouvernemens ont reconnu l’inefficacité des moyens diplomatiques. Si le mot fatal et irréparable n’est point prononcé, on agit, les armemens se multiplient, une simple déclaration peut suffire pour donner à cet état un autre nom que celui de la paix. Chaque jour donc, on approche du dénoûment, et pourquoi ne pas dire, qu’on y marche sous la forte impression de la gravité des circonstances ? Cela est bien simple : d’un côté, il y a quarante ans que l’épée n’a point été tirée en Europe ; du moins pour trancher un conflit aussi général et aussi puissant. Quarante ans de paix ont fait naître d’autres idées et d’autres intérêts ; on s’est désaccoutumé de la guerre, de ses conséquences naturelles, de ses conditions, de ses rigueurs. D’une autre part, on n’ignore pas qu’à côté de la guerre il y a le péril des révolutions. À peine rassise, l’Europe voit se relever le danger des tentatives qui ont troublé la sécurité universelle des sociétés. Toutes ces chances, toutes ces éventualités, la guerre peut leur rouvrir la porte. Quand on considère tout ce qui peut sortir d’un conflit, il est bien permis aux peuples et aux gouvernemens de ne point cacher