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pour balancer la terrible logique qui semble conduire cette affaire, et à laquelle faisait peut-être allusion lord Aberdeen, c’est une lettre de l’empereur des Français adressée à l’empereur Nicolas il y a peu de jours, et que le Moniteur rend publique aujourd’hui même. Certes on ne saurait se représenter une situation plus imposante, et que nous ne craindrons pas de qualifier de profondément douloureuse : douloureuse pour la civilisation et pour l’humanité peut-être à la veille d’une irise qu’on appelait récemment en Angleterre une des plus formidables ; douloureuse pour les cabinets, qui ont épuisé pendant un an leur sagesse et leur esprit de conciliation sans atteindre le but qu’ils se proposaient ; douloureuse aussi pour les peuples, qui, en acceptant le devoir viril de la défense de leurs intérêts les plus élevés, savent bien qu’ils portent dans ces luttes possibles leur destinée et l’avenir de leur développement moral et matériel.

Cette question, qui n’est plus en vérité la question d’Orient, qu’on pourrait bien plutôt appeler la question de l’Occident, peut devenir d’une heure à l’autre le point de départ de tout un ordre nouveau d’événemens. Dans ce passé d’un an qui est là derrière nous, elle est aujourd’hui connue. Ce qu’elle contenait, on le sait maintenant ; l’esprit qu’ont porté les gouvernemens dans cette laborieuse négociation, on en a les témoignages sous les yeux ; la manière dont elle s’est engagée, déroulée et aggravée, on peut la voir inscrite dans les documens devenus publics. Ce qui ne saurait être douteux aujourd’hui, c’est que l’intérêt engagé valait d’être défendu par l’Angleterre et par la France comme il l’a été, au risque pour les deux pays de se trouver conduits aux nécessités de leur situation présente. Ce serait se méprendre étrangement en effet de ne considérer dans la crise actuelle que la très secondaire discussion relative aux lieux saints, comme on l’a fait à l’origine, ou même le règlement des rapports entre le sultan et les populations chrétiennes de l’empire ottoman. Tout cela, on peut le voir dans toutes les pièces diplomatiques, n’est point l’objet d’une difficulté sérieuse. La véritable question est de savoir si, dans une affaire qui touche de si près à l’équilibre, des forces déjà si inégales ou si singulièrement réparties en Europe, il peut appartenir à un gouvernement d’agir seul, à l’exclusion des autres puissances, également intéressées, faute de mieux, au maintien de la distribution actuelle des territoires et des influences. La véritable question, pour l’appeler par son nom, c’est l’agrandissement permanent de la Russie depuis un siècle, c’est la politique avouée de traiter de l’Orient sans l’Europe, au besoin malgré elle et contre elle. En réalité, la question d’Orient, telle qu’elle se présente aujourd’hui, n’a point d’autre origine que cet agrandissement de la puissance russe, c’est la Russie qui l’a créée et en a fait un péril public, c’est la Russie qui a fait de l’intégrité de l’empire Ottoman une nécessité pour l’Occident, un principe de politique européenne.

Cette question a pu se trouver obscurcie ou dénaturée en certains momens, comme en 1840 ; elle a reparu dans toute sa netteté le jour où, l’affaire des lieux-saints réglée de l’aveu même du cabinet russe, le prince Menchikof a demandé tout simplement pour son maître au sultan le partage de la souveraineté sur onze millions de sujets de la Porte, sous la forme d’un protectorat onéreux. Nous n’avons nullement le dessein, même aujourd’hui, d’attribuer