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ainsi un horizon magique, au bout duquel on voyait surgir lentement du sein des ondes ce rêve de poésie qu’on appelle Venise. Les plus célèbres de ces villas qui se miraient dans les eaux de la Brenta étaient celle qui appartenait aux Foscarini, et, plus que toutes les autres, la villa Pisani, qui avait coûté plus de quatre millions de francs. Le jardin de cette habitation princière s’avançait en amphithéâtre jusqu’aux bords du canal, d’où les passagers pouvaient admirer les fleurs les plus rares, les citronniers, les grottes artificielles, les doux ombrages où venaient s’abriter les gentildonne au crépuscule du soir. Les rives de la Brenta ont été chantées par tous les poètes, surtout par les poètes populaires de Venise, qui leur avaient donné le nom si bien mérité de nouvelle Arcadie, l’Arcadia de’ tempi nostri!

La villa Grimani, où se rendaient Marco Zeno et sa suite, était située à une lieue de Padoue, sur la rive gauche de la Brenta, où le jardin, terminé par une balustrade de marbre blanc, venait aussi aboutir. Une charmille ombreuse régnait le long de cette balustrade, d’où l’on voyait passer les barques chargées de voyageurs qui allaient à Venise ou qui en revenaient. Attendu par la famille Grimani, Marco Zeno fut reconnu de loin, et tout le monde fut bientôt au bas de l’escalier, où vinrent aborder les deux péotes qui contenaient les visiteurs. La famille Grimani, une des plus illustres de la république, était depuis longtemps alliée à la famille Zeno. Un fils du sénateur Grimani, qui pouvait avoir vingt-cinq ans, laissait entrevoir la possibilité de resserrer encore davantage les intérêts des deux nobles familles. La réception fut cordiale et splendide. Beata, entourée par la nombreuse compagnie qui se trouvait réunie à la villa, fut entraînée à parcourir le jardin, qui était magnifique, pendant que les deux vieux sénateurs s’entretenaient des affaires de la république. Après le dîner, qui eut lieu dans une vaste galerie où l’on remarquait de belles fresques de Paul Véronèse, galerie qui ouvrait sur un parterre émaillé de fleurs, ayant pour horizon les rives de la Brenta, l’abbé Zamaria, dont la bonne humeur était toujours prête à déborder, éleva tout à coup sa voix flûtée au-dessus de ce bourdonnement général qui forme la péroraison d’un joyeux festin. — Signori, dit-il, il me vient une singulière idée ! En regardant le beau jardin qui est devant nous, en regardant ce fleuve qui enferme l’horizon, les villas somptueuses qui témoignent si hautement du goût et de la grandeur de notre chère patrie, je pense à ces populations errantes que les Barbares chassèrent devant eux comme un troupeau de moutons, et qui, vers le commencement du Ve siècle, vinrent chercher un refuge sur les îlots solitaires de la mer Adriatique. Que diraient-ils, ces pères conscrits de Venise, s’ils voyaient aujourd’hui la ville miraculeuse dont ils ont été les fondateurs, et s’ils pouvaient apprécier les changemens que le temps et la main de l’homme ont fait subir à ces