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qu’on appellerait aujourd’hui la démocratie. Les progrès du pouvoir central étaient les progrès de l’égalité ; mais l’égalité touchait peu Richelieu. Ce n’était pas dans une pensée de justice et de perfectionnement qu’il étendait autour de lui ce niveau qu’on lui sait tant gré aujourd’hui d’avoir rendu si redoutable. Le vieil apologue de Tarquin l’ancien était au fond de cette politique. Il aimait l’état et non le peuple ; je ne méconnais pas ce qu’il y a de puissant, de noble même et d’élevé dans cette sorte de passion. Le roi, c’est presque l’état ; l’état, c’est presque la patrie. Mais tout despotisme qui n’est pas de bas étage peut s’élever jusque-là.

Pour émanciper l’autorité suprême, il employa les ressources infinies de son habileté et de son caractère, moins à fonder des établissemens qu’à vaincre des résistances. Ne cherchant qu’à secouer toute contrainte, il détruisait et ne remplaçait pas. Par exemple, un des premiers obstacles qu’il rencontra, ce fut l’organisation du protestantisme, étrange en effet, et qui surtout nous parait telle aujourd’hui. C’était bien un état dans l’état, et ce qui est plus fort, un état libre. Les huguenots, gouvernés intérieurement par des corps délibérans, avaient pour se maintenir des généraux, des années et des places fortes. Cette position redoutable, Richelieu hésita longtemps à l’attaquer. C’était chercher la guerre civile au milieu de la guerre étrangère, et se priver résolument de bons soldats et de meilleurs capitaines. Quoique la turbulence et l’intrigue eussent entraîné les réformés dans quelques rébellions, peut-être un chef de gouvernement encore plus libre d’esprit aurait-il su les regagner en faisant taire leurs ennemis, rendre disponibles pour ses desseins les héritiers des Lanoue et des Coligny, consacrer tout entier au service de l’état un duc de Rohan, chez qui le patriotisme luttait contre l’esprit de secte, et le seul de tous ses égaux qui offrît alors des traces de grandeur. La déraison indocile des protestans, la déraison provocante des catholiques, l’orgueil plus personnel que politique de prendre La Rochelle, entraînèrent Richelieu hors de ses premières voies. Il entreprit de désarmer l’hérésie. Il consuma des forces et du temps à réduire la citadelle où s’était retranchée la liberté de conscience. Qu’en résulta-t-il ? Une disparate, un désordre fut effacé du champ de l’unité française ; mais un droit sacré, le seul reconnu jusque-là, perdit sa garantie. Les fruits de soixante ans de guerre civile furent compromis ou livrés sans défense à la toute-puissance du bon plaisir. La criminelle pensée d’imposer la foi par la force rentra avec l’espérance dans l’église et bientôt dans l’état. Voilà un des progrès, voilà une des conquêtes que l’esprit des temps modernes dut au génie de Richelieu. La Bruyère le loue naïvement d’avoir « entamé un ouvrage, continué ensuite et achevé, — l’extinction de l’hérésie. »