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Brisé par les douleurs de la cruelle route,
Appauvri de son sang qui coulait goutte à goutte,
Cléry, les yeux éteints, muet, sans mouvement,
Gisait dans les torpeurs d’un morne affaissement
Sur un lit du dortoir on coucha le malade :
— Vous aurez soin, ma sœur, du pauvre camarade.
N’est-ce pas, dit Muller, vous en aurez grand soin ?
Que nous allons souffrir, forcés d’en être loin !
Ah ! c’est que nous l’aimons, ma bonne demoiselle,
Lui, vrai cœur de lion dans un corps de gazelle !
Naguère encor, j’y pense, au péril de ses jours,
Ce généreux enfant volait à mon secours.
Que n’ai-je pu sauver aussi mon frère d’armes !

Puis, regardant Rousseau, dont il comprit les larmes :
— Maintenant, viens, sortons, continua Muller.
Ils sortirent. — Pour toi, c’est doublement amer,
Je conçois, compagnon ; adieu le mariage !
Console-toi pourtant, c’est toujours le plus sage,
Comme dit Salomon, cet immortel Romain.
Crains-tu de ne savoir où colloquer ta main ?
Avec des qualités, mon cher, comme les nôtres,
Quand on perd une femme, on en trouve cent autres.
Il s’agit seulement de chercher.

— Non, tais-toi,
Interrompit Rousseau ; plus de femmes pour moi !
Plus de bonheur ! la mort ! c’est elle que j’implore !
Vienne, vienne bien vite une bataille encore !
Jacqueline et Cléry perdus !… perdre en un jour
L’amitié la plus tendre et le meilleur amour !


V


Quand le jeune blessé, sortant de léthargie,
Rouvrit avec effort sa prunelle rougie,
Sous le bandeau de lin il ne reconnut pas
L’ange que Dieu prêtait à son sanglant trépas.
Comment, sous les plis noirs de la bure pieuse,
Aurait-il soupçonné la belle enfant rieuse
Qui, d’un pas si léger, courait jadis au bois,
Et chantait au dessert d’une si folle voix ?
Plus pâle maintenant et plus froide qu’une ombre,
Elle est là, suspendue au chevet d’un lit sombre.
Jour et nuit, elle donne au cher endolori
Tous les soins d’une mère à son enfant meurtri.