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Une minute encore, il put se tenir droit ;
Puis, contre un mal trop fort abandonnant la lutte,
Il se laissa tomber. À l’aspect de sa chute,
À l’aspect de son sang qui jaillit en ruisseau,
Ses fidèles amis, Muller, le bon Rousseau,
Accourent ; chacun d’eux, frappé dans sa tendresse,
Rivalise de soins, de doux propos, d’adresse.

Le pâle moribond fut mis sur un mulet,
Dans ce triste fauteuil qu’on nomme cacolet,
Véhicule où se font tant d’étapes suprêmes !
Muller et Jean Rousseau furent chargés eux-mêmes
De conduire leur frère à l’hôpital d’Oran.
Le convoi des blessés formait tout un long rang.
Comment te raconter, lamentable voyage ?
Dans le pierreux sentier d’une terre sauvage,
Sous un ciel qui dardait mille flammes sur eux,
Combien d’instans cruels ! que de chocs douloureux !
Aux ardeurs de juillet vint se joindre, l’haleine
Du brillant sirocco. Par une aride plaine,
Pour fuir une embuscade, on prit un long détour.
À la soif des fiévreux l’eau manqua tout un jour.
Sur eux tout s’acharnait, et l’homme et la nature.
— Tuez-moi ! dit Cléry, ployé sur sa monture ;
Mes amis, par pitié !… Ce fut la seule fois
Que ses acres douleurs élevèrent la voix !


IV


Les compagnons enfin, parvenus à la ville,
Atteignaient l’hôpital. Au dortoir de l’asile,
Sous le saint vêtement des sœurs de charité,
Un ange les reçut, un ange de beauté.

— Dieu ! s’écria Rousseau, vous ici, Jacqueline !…

— Moi-même, dit la pâle et touchante orpheline,
Oui, moi-même, vouée à de pieux travaux.
Fille d’un vieux soldat, je prends soin des nouveaux.
Ce bien-aimé vieillard, ce père vénérable
N’étant plus, tout manquait à mon sort déplorable.
J’entendis une voix qui m’appelait à Dieu.
Voilà bientôt un an que j’habite ce lieu.

Soudain, le front voilé d’une pâleur mortelle :
— Ciel !… que vois-je ? Cléry !… Cléry ! s’écria-t-elle.
Pas un accent de plus. Dans ce cœur oppressé,
Dieu seul a pu savoir ce qui s’était passé,