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— Je ne te comprends pas, répondit le vieillard,
Attachant sur sa fille un inquiet regard.
Ces desseins, quels sont-ils ? Ma chère créature,
À quoi peux-tu songer ? Serait-ce d’aventure
À ces jeunes soldats qui vinrent cet hiver
Prendre ici, par hasard, le vivre et le couvert ?
Deux d’entre eux, il est vrai, si j’ai bonne mémoire,
S’offrirent pour époux dans trois ans. Peux-tu croire
Que leur propos fût grave, et que, rivaux d’amour,
Ces hommes devant toi reparaîtront un jour ?
Je le veux : mais trois ans, c’est bien long, si tu penses !
Et puis, dans le destin des soldats, que de chances !
Pour eux, que de périls, de hasards inconnus !…
À l’heure où nous parlons, que sont-ils devenus ?
Sont-ils vivans ou morts ? Vivans, de leur pensée
Aucun objet nouveau ne t’a-t-il effacée ?
Pour nommer seulement un des deux, le Muller,
D’une tête légère il m’avait un peu l’air.

— Ni Muller, ni Rousseau, malgré leur double hommage,
Dit-elle, n’ont laissé dans mon cœur une image.
Tous deux viendraient, tenus par leur engagement,
Que je n’en choisirais aucun, certainement.

— Que veux-tu dire, enfant ? Est-ce un vœu qui te lie ?

— Oui, presque un vœu, mon père ! Ou sagesse, ou folie,
Votre fille jamais n’acceptera d’époux.
Tenez, rien ne doit être en moi caché pour vous :
Un homme seul me plut, un seul toucha mon âme.
J’aurais béni mon sort, pouvant être sa femme.
Celui-là, par malheur, ne songeait point à moi.
Une autre, plus heureuse, avait reçu sa foi !

— Quel est-il ? demanda Maillard.

— Ce doux jeune homme,
Le troisième soldat… C’est Cléry qu’on le nomme.
Ne craignez rien, mon père ! il ne saura jamais
De quel tendre et subit sentiment je l’aimais.

— Hélas ! je mourrai donc avec cette pensée
Que tu vas rester seule et de tous délaissée !

— Cher père ! Dieu sera mon appui, mon époux.
En est-il un meilleur, plus puissant et plus doux ?…

Ainsi balbutiait la belle Jacqueline,
Et lui, regards éteints, front chauve qui s’incline,