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— Quel teint !

— Quelle fraîcheur !

— Que d’esprit !

— Sans orgueil !

— Dormons pour en rêver ! dit Muller pliant l’œil.


VI


Le lendemain venu, bourrasque redoublée.
La neige était partout, épaisse, amoncelée ;
Impossible au dehors de faire quatre pas.
— Jeunes gens, dit l’ancien, vous ne partirez pas !
Je ne veux pas vous voir sur la neige durcie
Trébucher en sortant, comme nous en Russie.
Il n’est cheval si bon qui parfois n’ait bronché.
Si vous vous trouvez mal ici, j’en suis fâché !
Je vous tiens prisonniers jusqu’à ce que la voie
Devienne praticable ; alors je vous renvoie.

Séduits, au doux foyer du paternel vieillard
Ils passèrent le jour, sans songer au départ.
Les jeunes voyageurs, le brigadier, sa fille,
Semblaient ne plus former qu’une seule famille.
Inconnus de la veille, amis le lendemain.
Amitié des soldats, tu vas vite en chemin !

Le soir, devant la flamme assis encore en groupe,
Ils veillaient, racontant leurs histoires de troupe.
De son cher brûle-gueule aspirant la saveur,
Le brigadier pourtant avait le front rêveur.
Un soupir s’échappa de sa vieille poitrine :
— Ah ! jeunesse, dit-il, moi, soldat en ruine,
Au fossé que chacun ne franchit qu’une fois
Je cours, je cours malgré cette jambe de bois.
Tranquille et sans regrets, je quitterais la terre,
Si je n’y laissais pas une enfant solitaire !…
Joint aux fruits de mon champ, qui donne un peu de blé,
Mon traitement chétif de soldat mutilé
Jusques au bout de l’an nous permettait d’atteindre ;
Mais, hélas ! l’humble solde avec moi va s’éteindre.
Quand je ne serai plus, que pourra devenir
La fille de mon cœur ? Dieu veuille la bénir !…

— Brigadier, dit Rousseau, touché, mais la voix ferme,
Dans trois ans révolus mon service prend terme ;