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Il fut abandonné, la neige pour linceul.
J6 vis derrière nous une mère éperdue,
Avec son enfant mort, voulant rester perdue.

— Des femmes, des enfansl balbutia Cléry.
Comment à ce tableau n’être pas attendri !

— Enfin c’est à Wilna qu’entière est la détresse,
Continuait Maillard. Là, Kutusoff nous presse,
Coupe nos rangs, chargés d’un pesant attirail.
La lance d’un cosaque atteint en plein poitrail
Mon cheval ; aussitôt nos traînards avec joie
Se jettent sur son corps pour en faire leur proie.
Je veux le protéger, je suis seul contre vingt ;
Au nom de la pitié, je les supplie en vain.
Pour ce cher animal quelle triste aventure !
Les barbares ! oser s’en faire une pâture.
Déchirer sous mes yeux, dévorer par lambeaux
Un cheval qui naguère était un des plus beaux !
Estimé de quiconque avait pu le connaître,
Si bon, si caressant, si soumis à son maître,
De rares qualités enfin si bien pourvu.
Que jamais son pareil, mes amis, ne s’est vu !
Non, je n’aurais pas plus souffert, si ces canailles
Avaient plongé leurs mains dans mes propres entrailles !

— Comment, interrompit Rousseau, l’appelait-on ?

— Il était si gentil qu’on l’appelait Mouton.

— Que diable ! dit Muller en secouant la tête,
Pourquoi qualifier ainsi la pauvre bête !
Avec un pareil nom, qui fait naître la faim.
Elle ne pouvait guère avoir une autre fin.

Ce mot judicieux acheva la soirée.

Une chambre du haut, avec soin préparée,
Reçut les compagnons plus heureux que des rois,
Et fort émerveillés d’avoir deux lits pour trois.
Avant de s’endormir, vous pensez si l’on jase
Des délices du lieu, du patron de la case.
Jacqueline est surtout l’objet de leurs propos.

— Je crains bien, cette nuit, d’en perdre le repos,
Disait Muller ; quels yeux ! brillans comme une lame !

— Quel sourire ! ajoutait Rousseau, — du miel pour l’âme !