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Dans ce premier silence, on entendit alors
La rafale d’hiver qui soufflait au dehors.
À travers la croisée, un moment entr’ouverte,
On vit de blancs frimas la campagne couverte ;
La bise faisait rage, et, dans l’air ténébreux,
Les chênes agités se lamentaient entre eux.

— Ah ! dit le vétéran, c’est la saison cruelle !
Dieu sait, à nous anciens, ce qu’elle nous rappelle.
— Sous un poids de tristesse, il inclina le cou.
— Nous étions, reprit-il, au retour de Moscou…
Dois-je vous la conter, cette lugubre histoire
Que ne réjouit plus aucun nom de victoire ?
Tant de beaux régimens, tant d’hommes, de chevaux,
Qui dans le monde entier n’avaient pas de rivaux,
Tous laissés dans la neige aux deux bords de la route !…
À partir de Smolensk surtout, quelle déroute !
Par le sort, par le ciel, nous nous sentions trahis.
Rapproché de l’hiver de cet affreux pays,
Le nôtre est un printemps ! Dans ces plaines sauvages,
Pour surcroît de malheur, ni vivres, ni fourrages.
De débris seulement les champs étaient semés.
Soldats et généraux s’avançaient affamés,
Les pieds nus, en haillons, squelettes noirs de l’ange,
Et traînant après eux, — n’était-ce pas étrange ? -
Des monceaux de butin, un immense trésor.
Pour manger du cheval nous avions des plats d’or !
Le soir, on s’arrêtait sur la terre glacée ;
Nous n’avions d’autre lit que la neige entassée,
Et ceux qui s’y couchaient ne s’en relevaient pas.
On allumait des feux ; croyant fuir le trépas,
Les hommes tout autour s’y rangeaient par centaines,
Pêle-mêle, soldats devant les capitaines,
Le plus faible toujours foulé par le plus fort…
Le lendemain matin, tout le cercle était mort !
Au bas des vêtemens la flamme s’était mise ;
Raidis étaient les corps par la cruelle bise ;
Aucun d’eux n’avait pu faire un seul mouvement ;
Il ne restait plus rien qu’un grand bûcher fumant,
Qu’un tas d’os calcinés et d’armes inutiles,
Ou des mourans debout qui brûlaient immobiles !

— Mon Dieu ! dit Jacqueline, un frisson dans la voix,
On a beau l’écouter pour la centième fois,
Cette histoire est toujours nouvelle et plus affreuse !

Le vétéran reprit la trace désastreuse :
— Je vis mon colonel près de Minsk tomber seul.