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Silencieux parfois durant une heure entière,
On eût dit qu’il laissait le bonheur en arrière.
Ses vaillans compagnons ne l’en aimaient pas moins :
Enfant digne, à leurs yeux, de tendresse et de soins,
Car, mis sur le terrain que le canon laboure,
S’il n’avait leur vigueur, il avait leur bravoure.


Tous trois, accoutumés à de plus lourds fardeaux,
Marchaient depuis dix jours le havre-sac au dos.
De sommets en vallons, de plaines en ravines,
Ils étaient parvenus dans de sombres collines
Où ne s’offrait à l’œil aucun indice humain.
Là, croyant retrancher aux longueurs du chemin,
Le trio s’engagea dans une fausse voie.
Pour vouloir abréger sa route, on se fourvoie.
Comment s’orienter ? On entrait en hiver ;
C’était le soir ; le ciel était bas et couvert ;
D’un côté du sentier, comme de grands décombres,
Des rocs s’amoncelaient ; de l’autre, des bois sombres,
Chênes et pins, montraient un fouillis ténébreux ;
Les estomacs à jeun dès longtemps sonnaient creux ;
Pour achever la fête, un aigre vent de glace,
Une bise d’acier leur soufflait droit en face,
Et la neige sur eux commençait à pleuvoir.

— Où diable, dit Rousseau, coucherons-nous ce soir ?
Je crains bien qu’à dîner nous manquions d’abondance.

— Bah ! répondit Muller, grande est la Providence,
Comme dit Salomon, le philosophe grec.
Pour moi, j’espère mieux, ce soir, que le pain sec
Dont il reste un morceau, je crois, dans ma sacoche.
M’accordez-vous bon flair ? Eh bien ! je sens l’approche
De quelque enchantement, d’un palais radieux
Où nous serons reçus comme des demi-dieux.
Cléry, n’as-tu jamais dîné chez une fée ?

Comme il trompait ainsi la faim mal étouffée,
Les sons inattendus d’une charmante voix
S’élevèrent soudain des lisières du bois :
Fraîche et vive chanson, qui ravissait l’oreille !
Dans ce morne désert véritable merveille !
Attentifs, suspendus aux accords enchantés,
Dans un songe tous trois se crurent transportés.

— Avouez, dit Muller, que j’étais bon prophète.
Avançons ; c’est ici que commence la fête !