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au moment de leur départ. Comme tous les montagnards, il connaissait cette trombe brûlante qui, des déserts de l’Afrique, vient s’abattre sur les Alpes, brisant et fondant tout sur son passage. Parmi tant de redoutables phénomènes contre lesquels l’industrie et le courage des hommes restent sans puissance, aucun ne peut être comparé à celui dont le nom venait d’être prononcé. Même au fond des vallées, on faisait rentrer tout le bétail à la seule annonce du fœhn ; les feux étaient éteints, et nul n’osait dépasser le seuil du logis. Le jeune sculpteur demanda à son compagnon s’il était bien certain que ce fût le fœhn.

— Certain, répliqua le chasseur, qui avait levé la main pour sentir le vent ; dans quelques instans, il sera ici ; tu as voulu que Dieu prononce, Dieu t’a entendu ; voilà qui va décider entre nous. Celui qui pourra descendre à l’Enge aura Néli. Adieu, veille à la vie ; je vais tâcher de sauver la mienne.

Et sans attendre la réponse, Hans courut à l’endroit le moins large de la crevasse, appuya son bâton ferré sur le bord, s’élança d’un bond et retomba de l’autre côté. Ulrich voulut en vain le rappeler ; le chasseur courut en avant sans rien écouter, et disparut bientôt dans le nuage épais qui rampait le long des versans. N’ayant aucun moyen de franchir à sa suite la fissure qui le cernait, Ulrich dut rebrousser chemin. Déjà poursuivi par les souilles avant-coureurs du fœhn, il reprit sa route par le glacier. Au lieu de gagner, comme Hans, les hauteurs où l’action du vent du midi se faisait moins sentir, il descendit vers la Wengern-Alpp aussi vite qu’il lui fut possible ; mais les neiges amollies commençaient à se fendre çà et là ; le glacier faisait entendre des crépitations multipliées ; de tièdes rafales passaient par instans et allaient se perdre avec des sifflemens lugubres dans les aiguilles de glace. Quelques oiseaux de proie, surpris dans le ciel, regagnaient leur retraite à tire-d’aile, en poussant de loin en loin un cri lugubre, et on entendait au-dessous, dans les étages inférieurs, la trompe des Alpes, dont les notes, plaintivement prolongées, bondissaient d’abîme en abîme, réveillant mille échos, sentinelles invisibles de la montagne qui semblaient se renvoyer le cri d’alarme.

Ulrich examina l’horizon avec inquiétude. Les nuages s’avançaient toujours plus rapidement Déjà les cimes voisines avaient disparu, et il se trouvait enveloppé d’un rempart brumeux qui se rétrécissait de toutes parts, poussé par le fœhn. Enfin celui-ci arriva dans toute sa violence. Le jeune homme, emporté par son souffle, continua à descendre obliquement le glacier, uniquement occupé d’éviter les crevasses dans lesquelles il aurait pu s’engloutir ; il atteignit ainsi un coude où le vent, brisé par un renflement de la montagne, lui permit de s’arrêter. Il se laissa tomber sur le sol tellement étourdi