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bien ce que je vais te dire. Il faut que Néli soit à moi ; il le faut, quoi qu’il arrive, entends-tu bien ? Et si quelqu’un osait me la prendre, aussi vrai que je suis le fils de ma mère, je le tuerais, fût-il mon ami, fût-il mon frère ! Voilà six ans que j’ai épousé Néli en intention, que j’emporte cette idée avec moi dans la montagne pour me tenir compagnie, que je cause avec elle et que j’en ai fait mon repos et mon plaisir ! Crois-moi, ne viens pas déranger mes espérances, ou, par le Dieu du ciel ! il arrivera un malheur.

— Ce que tu dis là ne vient pas de toi-même, cousin, répliqua Ulrich avec un peu d’émotion, c’est le démon qui te tente et qui parle à ta place. Laisse Dieu se charger de tout ; qui sait si avant peu il ne fera pas ce que tu demandes ? Tu connais la condition pour obtenir Fréneli ; en essayant de la remplir chacun de notre côté, l’un de nous ne peut-il avoir le sort réservé jusqu’ici à tous les Hauser et laisser la place libre à l’autre ?

Hans fixa sur Ulrich des yeux étincelans. — Et cet autre…, tu espères que ce sera toi ! dit-il.

Ulrich secoua la tête. — Tu sais bien que toutes les chances me sont contraires, répliqua-t-il avec un peu d’amertume, et j’aurais seul droit de me plaindre, si je ne comptais sur celui qui est au-dessus de nos têtes.

— Mais quand décidera-t-il entre nous ? s’écria Dans avec emportement.

— Tout à l’heure peut-être, interrompit le sculpteur, qui depuis quelques instans semblait distrait par les rumeurs grandissantes et par l’obscurité qui commençait à envelopper la montagne ; jusqu’à ce moment, la colère t’a rendu aveugle et sourd, mais écoute et regarde devant toi.

La main du jeune homme montrait le côté du midi ; le chasseur y jeta les yeux et tressaillit. On voyait descendre rapidement, le long des pointes les plus élevées, de grands nuages fauves que semblait pousser un vent furieux ; l’air vif des glaciers s’était attiédi, et des grondemens entrecoupés roulaient au fond des gorges neigeuses. Après avoir étudié rapidement ces symptômes, un éclair de joie farouche passa sur les traits du chasseur de chamois.

— Sur mon salut ! tu as parlé comme un prophète, dit-il en se tournant vers son cousin, et voici que ta prédiction est près de s’accomplir.

— Je crois en effet qu’un orage se prépare, fit observer Ulrich.

— C’est le fœhn qui arrive, répliqua Hans, les yeux toujours fixés sur l’horizon ; sens-tu cette brise chaude ? vois-tu ces nuées tourbillonner là-bas ?

Ulrich se rappela aussitôt les craintes exprimées par l’oncle Job