Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/750

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

course effrénée, et se demanda ce que pouvait espérer le chasseur de chamois sur l’océan de glaces qui les environnait de toutes parts. Il l’interrogea une première fois ; Hans se contenta de lui montrer l’horizon en répondant : — Plus loin ! — D’autres glaciers furent traversés, d’autres moraines surmontées, et à chaque nouvelle demande, le furieux chasseur répondait : — Plus loin ! toujours plus loin !

Cependant le ciel se troublait, des bruissemens sourds se faisaient entendre au loin, et les bouffées d’un vent chaud commençaient à traverser la plaine de glace. Ulrich en avertit son compagnon : mais, tout entier à quelque sombre préoccupation, Hans semblait étranger à ce qui l’entourait. Le jeune sculpteur haletant promena ses regards de tous côtés sans pouvoir reconnaître l’endroit où ils se trouvaient. C’était une espèce de terrasse formée à mi-côte du glacier, et que cernaient des gouffres béans. Il s’arrêta en portant la main à son front mouillé de sueur. Hans se retourna : rien chez lui n’annonçait qu’il se fût même aperçu de cette longue marche à travers tant d’obstacles ; son visage était aussi pâle, son pas aussi souple, sa respiration aussi libre. En les voyant là tous deux, on avait comme l’incarnation de deux époques et de deux générations. L’un semblait le représentant de la race de chasseurs sous les coups desquels avaient successivement disparu les énormes aurochs, les sangliers, les cerfs, les bouquetins et les chevreuils. C’était un de ces derniers sauvages des Alpes, habitués, comme les Peaux-Rouges de l’Amérique, à dormir sous le ciel, à suivre les pistes, à prolonger les embuscades, à lutter contre tous les dangers d’une nature ennemie et à tout vaincre par la force ou la patience, — hommes redoutables, vivant hors du cercle des lois qui retient, et dont les passions, exaltées par la solitude, éclatent avec l’impétuosité des tempêtes[1]. L’autre au contraire semblait, ainsi que nous l’avons déjà dit, représenter le présent et la race nouvelle que la civilisation, comme autrefois la lyre d’Orphée, convie à des mœurs plus douces, et qui, amollie dans sa vigueur, mais relevée dans son âme, a substitué la sociabilité à la force, la justice à la vengeance.

Pendant qu’Ulrich cherchait pour s’asseoir un de ces rocs erratiques qu’enchâssent les glaciers dans leurs ondes solides, Hans lui jeta un regard ironique : — Eh bien ! hardi chasseur, es-tu déjà à bout ? demanda-t-il.

— Pas encore, répondit Ulrich, bien que tu sembles n’avoir d’autre but que de savoir jusqu’où mes forces peuvent aller.

  1. Nous n’inventons rien sur cette vie exceptionnelle des chasseurs de chamois ni sur le caractère particulier qu’elle imprime à leurs sentimens et à leurs habitudes : c’est sur les lieux mêmes que nous avons recueilli tous les détails de ce récit.