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assis un jeune garçon, le front appuyé sur ses deux bras repliés. Leur dialogue venait évidemment d’aboutir à une de ces pauses de découragement pendant lesquelles chaque interlocuteur continue l’entretien avec lui-même. Pendant longtemps, on n’entendit dans le chalet que les rugissemens sourds de la Lüschine-Noire, qui continuait à lancer contre ses rives les blocs arrachés à la montagne, et les pétillemens du sapin, qui projetait au loin ses flammèches étincelantes. Enfin le jeune garçon saisit une des mains de la jeune fille.

— Ainsi c’est bien vrai, Fréneli ? dit-il d’un ton abattu. Tandis que je travaillais loin d’ici avec courage, dans l’espoir de vous avoir pour femme, mère Trina vous destinait, au cousin Hans ?

— C’est trop vrai, Ulrich, répondit tristement la jeune fille.

— Mais, si j’ai bien entendu, elle n’a pourtant rien dit encore ni à vous, ni à lui ?

— Rien ; vous avez bien entendu.

— Alors votre grand’mère ne vous a point promise au cousin ?

— Par des paroles, non sans doute, mais par l’intention, et Hans l’a comprise sans qu’elle ait ouvert la bouche ; ils se sont expliqués en esprit.

— Reste à savoir si, en avouant à la mère-grand’ que votre cœur s’est tourné d’un autre côté, elle ne changera pas de projets ?

Fréneli secoua la tête. — Mère Trina est aussi ferme dans sa résolution que l’Eiger sur ses racines, dit-elle, et il vous serait plus facile de déranger la montagne que de changer sa volonté.

— Même si le cousin ne la partageait point ? reprit Ulrich, dont le regard était fixé sur la jeune fille. Voyons, Fréneli, répondez-moi comme si vous aviez la main sur l’évangile : Hans vous a-t-il quelquefois parlé d’amour ?

— Jamais ; vous savez que les paroles de Hans sont aussi rares que les pièces d’or.

— Oui, c’est un vrai chasseur de chamois, Hans a épousé la montagne ; peut-être ne veut-il point d’autre femme. Si je lui disais tout ?

Fréneli tressaillit. — Sur votre vie ! ne le faites pas, Ulrich, répliqua-t-elle précipitamment Si Hans soupçonnait quelque chose, Dieu sait ce qui arriverait. J’aurais moins peur de voir la Lûtschine hors de son lit et emportant les bois et les prairies comme l’an passé.

— Alors vous êtes sûre qu’il vous aime, Fréneli ?

— C’est-à-dire, reprit la jeune fille avec une nuance d’amertume, qu’il m’aime comme le chamois qu’il poursuit sur les pics. Pensez-vous qu’il lui parle, et qu’il s’inquiète de son consentement ? Je suis aux yeux de Hans ce qu’est tout le reste, une proie ; il estime que je lui appartiens seulement parce qu’il me veut, et il traiterait quiconque