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SCENES


ET


RECITS DES ALPES.




LE CHASSEUR DE CHAMOIS.




Au fond de la gorge étroite de l’Enge, non loin du bourg de Grindelwald et à quelques pas de ce torrent auquel ses eaux ardoisées ont fait donner le nom de Lütschine-Noire (Schwarze-Lütschine), s’élève un chalet aujourd’hui abandonné, mais bien connu pour avoir abrité pendant longtemps une des rares familles qui conservent encore dans certains cantons de la Suisse les héroïques traditions de la chasse au chamois. Nous disons héroïques, car cette chasse est bien moins une ressource, comme celle de nos braconniers de la plaine, qu’un noble exercice d’adresse, de force et de courage, une sorte de perpétuel défi jeté à la mort. L’ardeur qui emporte les chasseurs de chamois peut être comparée à celle de ces Koëmper du Nord qui lançaient leurs drakars sur les mers orageuses, peu certains de conquérir le butin, mais sûrs de périr quelque jour par le naufrage ou par l’épée. Comme eux, le chasseur des Alpes poursuit un rêve qui, à travers le froid, les fatigues et les angoisses, doit le conduire infailliblement au fond des abîmes ; mais qu’importe ? Une puissance invincible le pousse et lui dit : — Marche ! – Il a toujours devant les yeux les héros de la tradition montagnarde ; il pense àce terrible Colani de l’Engadine, qui chassa jusqu’à soixante-dix ans et tua deux mille sept cents chamois ; il pense à Blaesi de Schawanden, qui en abattit six cent soixante-quinze. Un jour, entraîné trop loin par la poursuite, Blaesi était resté