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germes de ces doctrines nouvelles qui devaient soulever le monde et en changer les destinées. Les œuvres de Locke, de Condillac, de Voltaire, surtout celles de Rousseau, furent dévorées successivement et produisirent sur son imagination une fermentation que les pieux conseils de sa mère, qui venait souvent le visiter à la villa Cadolce, ne parvenaient pas toujours à calmer. Ce côté alarmant du caractère de Lorenzo, qui aurait pu briser en un instant l’édifice encore fragile de sa fortune, ne se révélait qu’à travers les lueurs d’une exaltation juvénile qui ne manquait point de grâce et qui était plutôt de nature à charmer le regard attristé du vieux sénateur. Sans rien perdre du respect qu’il devait à ses protecteurs, sans oublier la distance qui le séparait de sa bienfaitrice, dont il était bien loin de soupçonner le sentiment tendre et voilé, Lorenzo était fier néanmoins d’avoir franchi le cercle fatal que le destin et les institutions humaines avaient tracé autour de son berceau. Avide de connaissances, il harcelait l’abbé Zamaria de mille questions qui annonçaient l’activité de son intelligence. Lorenzo était naïvement glorieux d’être entré dans ce monde enchanté, de parler la langue des patriciens, et de sentir quelque chose en lui qui le rapprochait de la race des demi-dieux. Tout souriait à ses désirs, tout s’aplanissait sous ses pas, il naviguait à pleines voiles, et son cœur débordait d’espérances infinies. Aussi comme il bénissait la main qui l’avait soulevé de terre! comme il adorait l’ange qui lui avait ouvert les portes du paradis!


III.

La vie qu’on menait au palais de Cadolce était remplie de nombreux incidens qui venaient varier presque chaque jour le plaisir de la villégiature. C’étaient de fréquentes réceptions des plus grands personnages de la terre-ferme, des collations splendides, des concerts et de longues promenades, tantôt à pied, tantôt en carrosse, qui aboutissaient presque toujours à quelque habitation seigneuriale, où demeurait une famille de connaissance qu’on allait visiter. On faisait aussi de petits voyages dans les villes environnantes, à Bassano, à Trévise, à Vérone, à Vicence, et surtout à Padoue, où Marco Zeno était souvent entraîné par son vieil ami Foscarini, qui remplissait alors dans cette ville la charge de provéditeur. Dans ces excursions agréables, où Beata et Lorenzo avaient si souvent occasion de se rapprocher et de se communiquer les sensations que faisait naître en eux l’aspect de lieux inconnus, leur cœur trouvait un aliment nouveau à la passion naissante dont ils commençaient à sentir les atteintes. Si l’amour est le sentiment le plus profond et le plus impérieux de la nature humaine, si, comme l’oiseau fabuleux, il naît et se consume dans le mystère, sans qu’on ait pu découvrir encore