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une idée de la température religieuse et morale en 1799. Voici un autre journaliste, — Corancez, — qui accepte, quant à lui, l’article sur Voltaire et Jésus-Christ, mais en reconnaît en même temps qu’il fait en cela un acte de hardiesse :


« 15 germinal an vii.

« J’insérerai votre lettre sur le dernier mot de Voltaire, citoyen, parce que je la crois bonne, parce que c’est vous qui racontez, et enfin parce que je ne suis point hypocrite. Je n’accuse personne, mais le refus serait, selon moi, ou un acte de catholicisme ou une hypocrisie[1].

Corancez. »


Pour compléter ce tableau de l’état des esprits en 1799 sur la question religieuse, il faut joindre à ce qui précède un passage sur le même sujet d’une lettre inédite de La Harpe récemment converti, lettre écrite en décembre 1799 à Mme de Beaumarchais, six mois après la mort de son mari, et dont nous avons déjà cité un fragment au début de ce travail :


« J’aurais voulu (écrit La Harpe) pouvoir lui rendre (à Beaumarchais) ce témoignage qui n’est pas le moins honorable, — qu’il avait été du nombre des hommes de talent qui n’ont jamais attaqué la religion ; je le lui aurais rendu d’autant plus volontiers, que je regrette plus de ne pouvoir me le rendre à moi-même ; je suis privé de ce plaisir par la malheureuse lettre[2] qu’il écrivit environ quinze jours, ce me semble, avant cette mort si prompte et si imprévue qui vous l’a enlevé. Cette lettre et les circonstances où elle fut écrite m’ont affligé, et je vous connais un assez bon esprit pour croire que vous ne l’avez pas approuvée. Je suis sûr au moins que vous ne trouverez pas mauvais que je ne l’approuve pas. Cet écart, chez un homme d’ailleurs si éclairé, est une suite de la contagion révolutionnaire, et je n’ai pas le droit d’être sévère sur ce genre d’erreurs. »


Ce ton de modestie et de charité, qui paraît ici très sincère, est assez rare chez La Harpe pour qu’on se plaise à le signaler. Le célèbre critique nous dicte lui-même avec une justesse parfaite la plus équitable appréciation qu’on puisse faire de cette erreur de Beaumarchais, dont l’esprit a dû être d’ailleurs aigri quelquefois ou troublé par les tracas et les chagrins qui tourmentaient les derniers jours de sa vie.

Pour ne pas laisser le lecteur sur une impression défavorable, il faut montrer le même homme qui écrivait cette lettre inconvenante sur Jésus-Christ adressant vers la même époque à un vieux pécheur, à Morande, les lignes suivantes, écrites dans l’abandon de l’intimité, dont la bonne foi par conséquent ne saurait être suspecte, et qui an-

  1. C’est bien là cette confusion entre la franchise et l’effronterie dont nous parlions tout à l’heure.
  2. C’est la lettre sur Voltaire et Jésus-Christ dont nous venons de parler.