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bon marché, il en vaut 30. Rage ! fureur ! malédiction ! On ne sait comment vivre en se ruinant, en mangeant trois fois sa fortune. Que ceux qui m’ont précédée sont heureux ! Ils ne sentent pas le tapage de ma tête, ni mon œil qui pleure, ni mes feux dévorans, ni ma dent qui s’aiguise pour manger 28 fr. de veau : ils ne sentent rien de nos maux. »


Ces 28 francs de veau que Julie consomme avec une plaisante colère nous conduisent à dire un mot de l’état curieux de famine que produisait la dépréciation toujours croissante des assignats après la terreur. C’est encore Julie qui va nous apprendre comment on vivait à cette époque : sa belle-sœur vient de lui remettre 4,000 francs en assignats, et elle lui rend compte de l’emploi de ces assignats en décembre 1794 :


« Lorsque tu m’as donné ces 4,000 francs, bonne amie, le cœur m’a battu. J’ai cru que tu devenais folle de me donner une telle fortune ; je les ai vite fait couler dans ma poche, et je t’ai parlé d’autre chose pour distraire ton idée.

« Revenue chez moi : — Et vite, vite, du bois, des provisions avant que tout augmente encore ! Voilà Dupont (la vieille servante) qui court, qui s’évertue ; voilà les écailles qui me tombent des yeux quand je vois, sans la nourriture du mois, ce résultat de 4,275 francs :

Une voie de bois 1,460 fr.
Neuf livres de chandelles des 8 à 100 fr. la livre 900
Sucre, quatre livres à 100 fr. la livre 400
Trois litrons de grains à 40 fr. 120
Sept livres d’huile à 100 fr. 700
Douze mèches à 5 fr. 60
Un boisseau et demi de pommes de terre à 200 fr. le boisseau. 300
Blanchissage du mois 215
Une livre de poudre à poudrer 70
Deux onces de pommade (à 3 sous autrefois) aujourd’hui à 25 fr. 50
4,275 fr.
« Reste la nourriture du mois, le beurre et les œufs à 100 fr., comme tu sais, la viande à 25 ou 30 fr., et tout en proportion. 567
« Le pain a manqué deux jours ; nous n’en recevons plus que de deux jours l’un, surcroît de dépenses ; je n’en ai acheté depuis dix jours que quatre livres à 45 fr. 180
5,022 fr.

« Quand je pense à cette dépense royale, comme tu dis, qui me fait employer 18 à 20,000 francs sans vivre et sans douceur aucune, j’envoie au diable le régime : il est vrai que ces 20,000 francs représentent 6 à 7 louis, et que mes 4,000 fr. m’en donnaient 160, ce qui est différent[1]. »

  1. Beaumarchais avait constitué à sa sœur Julie une pension de 4,000 francs, dont le paiement en espèces était alors forcément remplacé par des assignats.