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affinités avec la meilleure et des familiarités avec la pire, composée de ce que l’une rejette et de ce que l’autre recrute, et offrant, dans ses étranges disparates, un lambeau de toutes les noblesses cousu à un échantillon de toutes les ignominies. Dans Louise de Nanteuil, le contraste et le mensonge ne résident plus seulement entre la qualité apparente des personnages et leur conduite, mais entre leur situation et leurs sentimens. Ce n’est plus une courtisane purifiée par l’amour, ce n’est plus une patricienne agissant comme une courtisane; c’est mieux que cela : c’est une ingénuité réelle conservée avec tout l’appareil de la corruption, une innocence maintenue dans toutes les conditions de l’impudeur; c’est, pour tout dire, la courtisane-vierge, création dont il sied de faire honneur à l’auteur de Louise de Nanteuil, et qui, nous le croyons, n’avait pas de précédens dans les témérités du théâtre moderne. C’est un progrès visible dans cette voie où les dépravations du goût touchent à celles de la conscience : le paradoxe, au lieu d’être social, devient intime; au lieu de rester dans le salon et dans le boudoir, il entre dans le cœur, s’y empare des fibres les plus chatouilleuses, y intervertit les notions les plus délicates, donnant au bien l’allure du mal, au mal l’apparence du bien. La vertu et le vice, l’honneur et la honte, la candeur et l’effronterie, ne changent plus seulement de place, mais de sens. Arrivé à ce point, que peut-on dire ou augurer du théâtre ? Ce qui était autrefois la récréation exquise des esprits cultivés, le reflet de mœurs, sinon pures et vraies, au moins vraisemblables et admissibles, devient quelque chose de comparable à l’alcool ou au piment, chargé de réveiller des palais émoussés. Si de pareilles pièces obtenaient plus qu’un succès de convention ou de curiosité, que faudrait-il penser d’un public qui ne trouve plus de saveur que dans ces somnambulismes de l’imagination, dans ces cauchemars du paradoxe ? — « L’art s’en va,» disait-on il y a vingt ans, en présence des déviations grossières du théâtre moderne : — « La société s’en va, » dirions-nous aujourd’hui en face des dépravations raffinées du théâtre actuel.

Voilà le seul succès auquel pusse prétendre l’auteur de Louise de Nanteuil. Il méritait, il obtiendra mieux, le jour où, se méfiant enfin des complaisances ou des malices de la critique, il comprendra que la meilleure originalité n’est pas celle qui fait accepter le faux, mais celle qui fait aimer le vrai.

Est-ce trop, après avoir respiré cette chaude et étouffante atmosphère où se plaisent nos drames à la mode, que de courir se retremper aux sources vives et fécondes du vieux Shakspeare ? On sourirait assurément si nous disions que M. Dugué a ressuscité le génie du maitre, que son Juif de Venise est bien ce Shylock, l’incarnation du Juif au moyen âge, l’héritier d’une race maudite, maudit lui-même, abreuvé d’outrages, et se vengeant des chrétiens par une haine qui n’est plus un sentiment ou une passion, mais un caractère. Pourtant tel est le prestige de ces créations immortelles, qu’il a suffi d’y avoir touché pour qu’un drame de boulevard ait pris une certaine allure littéraire, pour qu’il se soit presque illuminé d’un reflet de ces clartés et de ces flammes. Et puis, c’est un curieux sujet d’étude que ce rapprochement d’un esprit vulgaire, habitué aux combinaisons et aux enchevêtremens mélodramatiques, avec ces blocs de granit, tels que les fouille et les sculpte le