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peut-être parviendrait-elle à mériter les éloges qu’on lui prodigue pour plaire à ses beaux yeux.

Que manque-t-il donc à Mme Sophie Cruvelli pour atteindre au rang suprême, pour franchir ce degré qui, dans toutes les carrières, sépare les Parménion d’Alexandre, les Antoine de César, les Donizetti de Rossini, les Giulia Grisi de la Malibran ? Elle est belle, jeune, douée d’une voix magnifique qui peut braver impunément les plus grands périls; elle a de l’ardeur comme un cheval de bataille qui tressaille au son de la trompette; cantatrice suffisante pour le genre qu’elle vient d’adopter, elle prononce très bien, et sa pantomime a souvent de la noblesse. Il ne lui manque qu’une toute petite chose, un rien, un souffle imperceptible qu’on nomme l’idéal, et qui faisait dire à Raphaël ces mots si connus : Essendo carestia di belle donne, io mi servo dl certa idea, che un viene alla mente. L’idéal, dont se moquent les gens vulgaires comme on se rit de l’amour qu’on n’a jamais éprouvé, est cette dernière goutte de lumière qui s’ajoute à la lumière naturelle, et sans laquelle, quoi qu’on fasse, on n’est pas du petit nombre des élus. Sans exiger de Mlle Cruvelli ce don des miracles, qui est rare dans tous les temps, qu’elle se montre seulement docile aux bons conseils qu’on peut lui donner, et elle pourra encore fournir une assez belle carrière.

Ces réserves de la critique faites, nous n’avons plus qu’à féliciter la direction de l’Opéra de s’être attaché Mlle Cruvelli, qui convient parfaitement à ce genre de drame lyrique qui, depuis Lulli jusqu’à l’auteur des Huguenots, est le partage de l’école française. Nous sommes d’autant plus autorisé à conclure ainsi nos observations, que nous-mêmes avons été des premiers à éveiller l’attention de M. Meyerbeer sur les belles qualités de la jeune cantatrice allemande. — Les Huguenots sont exécutés avec assez de soin. M. Gueymard a de bonnes intentions, et, dans le grand duo du quatrième acte, il dit fort bien la phrase capitale qui résume toute la situation. M. Obin, dans le personnage de Marcel, fait preuve d’un véritable talent. C’est le seul artiste qui comprenne à l’Opéra ce que c’est que composer la physionomie d’un rôle, et qui, en restant fidèle à la lettre de la partition, sache y ajouter sa propre inspiration.

Le théâtre de l’Opéra-Comique est toujours dans la situation d’un amant transi qui attend sa bien-aimée, c’est-à-dire le nouvel ouvrage de M. Meyerbeer. Pour l’instant, nous n’avons qu’à signaler l’apparition d’un petit opéra en un acte de M. Reber, les Papillottes de M. Benoist. Sous ce titre, MM. Jules Barbier et Michel Carré ont mis en couplets une fort jolie petite comédie de Goethe, Frère et Sœur, qui avait déjà passé par le laminoir de M. Scribe. La musique de M. Reber, sans avoir rien de bien nouveau et de bien piquant, est écrite avec soin; on y remarque de charmans couplets, — Suzanne n’est plus un enfant, — que M. Couderc dit avec goût.

Le Théâtre-Italien a décidément repris le rang qui lui appartient dans les plaisirs de la haute société parisienne; il est devenu le vrai rendez-vous de la bonne compagnie et de tous ceux qui ne mettent rien au-dessus d’une voix naturelle assouplie par l’étude, pour exprimer sans efforts les sentimens de l’âme dans les régions tempérées de la passion. Fidèle à cette règle suprême du goût qui repousse les extrêmes, et qui n’admet pas que l’organe vocal de