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l’idée de revenir à Paris, où elle débuta au Théâtre-Italien en 1850, par le rôle d’Elvira, dans l’Ernani de M. Verdi. Nous fûmes des premiers à saluer l’avènement d’une jeune cantatrice qui, sans protecteurs et sans bruit, venait se soumettre au jugement de la critique et à celui du public impartial. Son succès fut spontané et général, et, sans nous faire illusion sur les nombreux défauts qu’on pouvait lui reprocher, nous eûmes le plaisir de lui annoncer une brillante carrière, si elle était assez sage pour résister aux pernicieux conseils qu’on ne manquerait pas de lui donner bientôt.

Malheureusement Mlle Cruvelli ne tarda pas à succomber aux pièges que l’industrie présente à tous ceux qui arrivent de nos jours à la renommée. Comme tant d’autres artistes que nous pourrions citer, Mlle Cruvelli a pris au sérieux les énormités qui s’impriment chaque jour à Paris sur la musique, et, dédaignant les bons avis de ceux qui l’avaient si bien guidée jusqu’alors, elle s’est cru un de ces talens supérieurs qui veulent des hommages et non pas des conseils. Les avertissemens salutaires ne lui furent pourtant pas épargnés. Elle dut s’en apercevoir à l’accueil qu’on lui fit dans il Barbiere di Siviglîa, dans la Figlia del Regimento, dans la Luisa Miller et jusque dans la Norma, où elle était fort inégale et bien loin de Mlle Grisi, qui avait imprimé à ce rôle l’empreinte de sa beauté majestueuse et celle de son talent, plus énergique que délicat. Des prétentions inadmissibles et des mécomptes de tout genre avaient rendu Mlle Cruvelli impossible au Théâtre-Italien, lorsque l’administration de l’Opéra, qui aurait pu avoir Mlle Cruvelli trois ans plus tôt et sans d’aussi grands sacrifices, a eu l’idée de se l’attacher pour deux ans. Mlle Cruvelli vient de débuter dans le rôle de Valentine des Huguenots avec un succès que nous allons apprécier.

Mlle Sophie Cruvelli, qui est maintenant dans toute la plénitude de la jeunesse, est une grande et belle personne, à la taille élancée, dont les ondulations et les tressaillemens indiquent la vigueur et l’impressionnabilité. Une physionomie originale, qui a quelque chose d’étrange et même d’un peu sauvage, des yeux enfoncés sous la voûte frontale, d’où ils lancent des éclairs confus et menaçans, — une bouche dédaigneuse, plus faite pour exprimer la colère que les sentimens affectueux, — une poitrine osseuse et large, qui frémit à la moindre secousse comme une table d’harmonie, tout cela forme un ensemble de qualités précieuses pour une cantatrice dramatique. Sa voix est un mezzo soprano d’une étendue presque de deux octaves. Fatiguée et déjà ternie dans les notes extrêmes du registre aigu, cette voix, qui ne manque ni de charme ni d’une certaine flexibilité, est puissante et très sonore dans la partie vraiment caractéristique de son échelle, qui est renfermée entre le fa du milieu et celui de l’octave supérieure. A ces huit cordes vibrantes, qui forment le corps de la voix, Mlle Cruvelli peut ajouter, dans les momens suprêmes, quelques notes de luxe et s’élancer victorieusement depuis l’ut au-dessous de la portée jusqu’à sa double octave supérieure. Tels sont les avantages et pour ainsi dire les élémens matériels que la nature a mis à la disposition de la jeune cantatrice pour atteindre le but de l’art du chant, qui est de charmer les cœurs par les inflexions de la voix humaine.

On sait que le rôle de Valentine dans les Huguenots a été créé dans l’origine par Mlle Falcon avec un succès qui a laissé une vive impression dans les