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comme un bienfait et une garantie la présence du général Narvaez au pouvoir, beaucoup n’ont-ils pas été des premiers à hâter sa chute ? Qu’en est-il résulté ? Il s’en est suivi cet état où il n’existe aucune force d’opinion et où il ne reste debout que l’autorité royale. L’autorité de la reine est la seule force, disons-nous, et c’est aussi le point où se dirigent toutes les attaques, quelque déguisées qu’elles soient.

C’est en présence de cette situation que se trouve le gouvernement espagnol, aujourd’hui, comme on sait, entre les mains du comte de San-Luis et de ses collègues. Quelle sera la conduite du cabinet de Madrid ? Bien des hommes modérés et sages croient que la plus grande force serait dans l’emploi décidé et énergique des moyens strictement légaux. Il n’est point surprenant que d’autres considèrent comme le plus urgent de faire face à un danger qu’on redoute et qu’on s’exagère peut-être. Aussi est-il très présumable que le ministère espagnol a aussi ses projets, qui tendraient à modifier la situation politique actuelle de la Péninsule. Du reste ces projets, assure-t-on, ne seraient point dans le même sens que les plans de réforme de M. Bravo Murillo ; ils seraient au contraire une extension libérale de la constitution, qui ferait notamment disparaître le sénat. En un mot, le but du cabinet espagnol serait, selon les apparences, de faire une trouée à travers les partis actuels pour aller chercher un appui dans la masse du pays, où subsiste toujours le sentiment monarchique ; mais c’est là une expérience grave à coup sur : elle pourrait avoir un premier succès ; en serait-il toujours de même ? Dans tous les cas, ce n’est probablement qu’une extrémité tenue en réserve. En attendant, le cabinet de Madrid, faute d’avoir pu ramener à lui l’opposition, essaie de la dissoudre d’autorité. Il a envoyé plusieurs généraux sur divers points : le général Manuel de la Concha et le général O’Donnell aux Canaries, le général José de la Concha et le général Infante aux Baléares, le général Armero dans une ville continentale d’Espagne : presque tous ont obéi. Jusqu’ici le général O’Donnell a seul résisté à l’ordre qu’il avait reçu, et si l’on songe que, d’après une récente circulaire du ministre de la guerre, le général O’Donnell est exposé à être rayé des cadres de l’armée, il est à craindre que la résolution de se soustraire à toute recherche jusqu’ici ne cache quelque résolution plus grave. L’armée en effet, c’est là aujourd’hui que sont tentés de se tourner tous les regards. L’armée peut être la force du gouvernement, comme elle peut être un instrument puissant contre lui, si elle venait à lui manquer. Ce qu’il y a de plus singulier au milieu de ces conjonctures, c’est l’attitude du pays lui-même. La masse de l’Espagne semble indifférente à ces agitations sourdes des sphères politiques. Elle reste calme, n’ayant qu’un désir, celui de la paix, ne ressentant qu’un besoin, celui de voir ses intérêts et sa fortune se développer, son agriculture s’améliorer, ses chemins de fer se construire. C’est là un spectacle qui devrait exercer une influence salutaire sur l’esprit du gouvernement et de tous les hommes politiques de la Péninsule. La reine Isabelle elle-même ne saurait méconnaître ce qu’il peut y avoir de danger pour elle dans l’éloignement de tous ceux qui ont le plus contribué à l’affermissement de son trône, et si, comme nous n’en doutons pas, il est en son pouvoir d’écarter bien des causes qui expliquent et aggravent cet éloignement, il y aurait certes peu de prévoyance à aller jusqu’au bout de