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en toute sincérité ; s’ils font le récit de quelque excursion dans une contrée étrangère, ils racontent leurs souvenirs et leurs impressions de façon à faire sentir l’attrait auquel ils ont cédé eux-mêmes. Certes M. Théophile Gautier a semé sur sa route d’écrivain et de fantaisiste plus d’un paradoxe. Ce qu’on ne peut lui contester cependant, c’est un rare instinct de toutes les choses de l’art. Dans l’excès même de son adoration de la forme, il y a un souffle de poésie que n’ont jamais recueilli ses vulgaires imitateurs. C’est un observateur paradoxal, mais piquant, très pittoresque et très poétique dans les descriptions qu’il fait des pays qu’il visite. Tel qu’il est dans ses bons jours, M. Gautier se retrouve dans un récit publié récemment sur Constantinople. M. Gautier a horreur des voies battues et des lieux communs ; aussi ne craignez pas qu’il se livre à une élucidation nouvelle de la question d’Orient. Non certes, il ne raconte ni la visite du prince Menchikoff, ni les changemens de ministère ; il ne nous parle pas même de la réforme turque. Si M. Gautier s’écoutait, il serait trop bon Turc pour être du parti de la réforme ; mais ce qu’il raconte, ce qu’il peint, ce qu’il décrit, c’est l’attrait de cette mer enchantée du Bosphore, c’est l’éclat taciturne des nuits semées d’étoiles, tandis qu’on se laisse aller sur son caïque, c’est en un mot l’originalité des lieux, des choses et des hommes de l’Orient. Constantinople a assurément un peintre comme elle en a eu peu souvent. Si bien qu’on fasse cependant pour écarter la politique importune et maussade, ne renaît-elle pas par momens du détail le plus futile ? Cette originalité même de la vie orientale, que M. Gautier décrit parfois avec une nouveauté singulière, elle est en train de disparaître, au grand détriment de la couleur pittoresque, et il faut voir dans quelle indignation entre le spirituel voyageur en voyant le costume européen se substituer au vêtement turc, et les draps anglais remplacer les étoffes de l’Orient. C’est ainsi qu’un détail de mœurs, un costume, des bottes vernies aux pieds du chef des croyans, ramènent sans cesse au grand problème, celui du travail de la civilisation en Orient et de la transformation de ces contrées. La seule chose impérissable, c’est ce que la nature a fait, c’est l’admirable situation de cette ville de Constantinople, disputée par toutes les influences, c’est la sérénité de ce ciel que les révolutions ne changent pas, qui a éclairé tant d’événemens mémorables, et qui brille sur l’obscur batelier du Bosphore comme sur le sultan, comme sur le voyageur d’un jour qui s’enivre en courant de ses splendeurs.

Décrire les beautés naturelles d’une contrée privilégiée, ressaisir les nuances de son originaUté locale, c’est l’œuvre de l’observation pittoresque, c’est l’œuvre de cette éloquence de l’imagination qui sait faire revivre un paysage et trouver des traits saisissans pour peindre le ciel et la mer. Décrire les hommes, leurs passions, leurs luttes, leurs révolutions même, c’est l’œuvre de l’observation morale, historique ou politique, soit qu’on cherche autour de soi quelque image rajeunie de la vie humaine, soit qu’on recompose une époque dans sa variété, soit qu’on cherche à faire jaillir une idée d’une combinaison nouvelle de personnages et de caractères. Le roman historique a parfois le mérite de réunir ces traits divers. Ce double procédé d’observation et de reproduction semi— historique, semi-romanesque, un écrivain suisse, M. Félix Bungener, dans un livre intitulé Julien ou la Fin d’un Siècle, vient de l’ap-