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l’affection respectueuse de ses domestiques et de ses inférieurs. Une chevelure abondante et presque blonde, relevée derrière la tête en un bouquet charmant, contenait une fleur naturelle dont Beata aimait à se parer comme d’un symbole de la jeunesse et de ses espérances. Ayant perdu sa mère de très bonne heure, Beata avait été élevée sous la surveillance de son père et par les soins particuliers de l’abbé Zamaria. Aussi son instruction, variée et plus forte que ne l’était celle des femmes ordinaires de son pays et de son temps, se ressentait un peu de la pensée sérieuse qui en avait dirigé le cours. Beata connaissait la langue française, qu’elle parlait avec une certaine facilité. On se doute bien que les arts n’avaient point été oubliés dans l’éducation d’une noble vénitienne. La fille du sénateur dessinait un peu, peignait agréablement, et surtout elle connaissait à fond l’art musical, dont l’abbé Zamaria lui avait révélé les secrets les plus intimes. Sa voix de mezzo soprano, d’un timbre suave et pénétrant, se colorait des plus vifs reflets du sentiment, dont elle savait exprimer les nuances les plus délicates. Ce qui paraîtra assez bizarre, c’est que Beata avait un goût particulier pour le violoncelle, dont elle jouait avec infiniment de grâce. Cette prédilection pour un instrument qui ne semble pas convenir à la délicatesse d’une femme s’expliquait alors par les mœurs de Venise, dont les écoles de musique étaient exclusivement consacrées à l’éducation de pauvres jeunes filles. Celles-ci y apprenaient à jouer de tous les instrumens nécessaires pour former un petit orchestre qui servait aux exercices de la maison. Nous aurons l’occasion de faire remarquer plus tard combien cette organisation des conservatoires de Venise a eu d’influence sur le goût musical de la société vénitienne.

Les talens aimables, les charmes et la rare distinction qu’on remarquait dans cette noble jeune fille n’étaient cependant que des accessoires et comme la splendeur de qualités d’un ordre plus élevé. Son esprit, d’une trempe peu commune, avait été nourri de lectures sérieuses et diverses, et son jugement, mis en éveil par le spectacle d’une société en décadence, avait acquis une maturité tout à fait au-dessus de son âge. Héritière unique de la fortune et de la tendresse de Marco Zeno, son père avait voulu qu’elle fût digne de l’illustration de sa maison et du rang qu’il occupait dans l’état. Dans les idées de ce vieux sénateur, qui étaient celles de la haute aristocratie vénitienne, la femme d’un patricien devait être au-dessus des autres femmes, non-seulement par les avantages de la naissance, mais par l’élévation des sentimens. Il disait souvent que toute prérogative sociale qui n’est point justifiée par une supériorité morale est une véritable usurpation. Aussi n’avait-il épargné aucun effort pour que Beata fût digne du nom qu’elle portait, et de très bonne heure il avait exercé son jeune