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la morale d’Horace qu’à celle de l’Évangile, humant la vie piano, piano, et secouant les chagrins comme l’oiseau secoue les gouttes de rosée qui tombent sur ses ailes.

Marco Zeno et l’abbé Zamaria étaient deux caractères parfaitement opposés, qui représentaient assez fidèlement les deux grands élémens de la société vénitienne, c’est-à-dire la minorité oligarchique qui possédait les bénéfices et les soucis de la puissance, et le peuple doux et spirituel qui se berçait mollement sur les lagunes, laissant couler la vie comme une gondole légère sul mare infido. Marco Zeno était veuf depuis longtemps. Une fille unique était l’héritière de sa tendresse et de sa fortune. C’est dans un coin de la villa Cadolce que vivait dans le recueillement le saint abbé dont il a été question au commencement de cette histoire : il était le frère cadet du vieux sénateur,

Le château où s’est passée la scène que nous venons de raconter est celui où avaient été reçus les trois mages dans la nuit de Noël. La jeune personne qui avait accueilli avec tant de grâce l’enfant de Catarina Sarti était la fille du vieux sénateur, et la nièce par conséquent du prêtre vénérable dont Lorenzo avait su toucher le cœur. En entrant dans cette illustre famille vénitienne, le jeune Lorenzo héritait pour ainsi dire de la destinée de son père, qui avait été le client de Marco Zeno, dont la protection s’était étendue sur la veuve, à qui il faisait une pension. Lorsque la fille de Zeno questionna Lorenzo sur le nombre de frères et de sœurs qu’il pouvait avoir, elle ignorait qu’il fût le fils de Catarina Sarti. L’intérêt tout instinctif qu’elle ressentit d’abord pour cet enfant qu’elle voyait pour la première fois prit un caractère plus sérieux lorsqu’elle apprit quels étaient les liens qui existaient depuis longtemps entre le père de Lorenzo et sa propre famille. Admis dans la maison de Zeno sans autre titre que celui d’une bienveillance généreuse, le fils de Catarina Sarti ne tarda point à s’attirer l’affection du vieux sénateur, et surtout celle de sa fille.

Beata, fille unique du sénateur Marco Zeno, pouvait avoir à peu près quinze ans à l’époque où Lorenzo fut reçu dans sa famille. Elle était assez grande pour son âge, d’une taille élancée et fine, dont tous les mouvemens trahissaient la distinction de la race. Sa tête charmante, d’une expression à la fois douce et sévère, reposait sur un cou flexible, dont les lignes onduleuses allaient expirer mollement sur des épaules délicates qui tressaillaient à la moindre émotion. Ses yeux étaient d’un noir bleuâtre, ornés de longues et soyeuses paupières qui en tempéraient l’éclat. Son regard profond et tendre, presque toujours enveloppé d’un nuage mélancolique, révélait une âme sérieuse, et son maintien noble, mais un peu sévère parfois, était adouci par les signes d’une bonté compatissante qui lui attirait