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LA BOUTEILLE À LA MER.


Espérances roulant comme roulent les neiges ;
Globes toujours pétris et fondus sous nos doigts !

XIII.

Où sont-ils à présent ? Où sont ces trois cents braves ?
Renversés par le vent dans les courans maudits.
Aux harpons indiens ils portent pour épaves
Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis.
Les savans officiers, la hache à la ceinture.
Ont péri les premiers en coupant la mâture :
Ainsi de ces trois cents il n’en reste que dix !

XIV.

Le capitaine encor jette un regard au pôle.
Dont il vient d’explorer les détroits inconnus.
L’eau monte à ses genoux et frappe son épaule ;
Il peut lever au ciel l’un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa vie est révolue :
Il lance la bouteille à la mer, et salue
Les jours de l’avenir qui pour lui sont venus.

XV.

Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu’au port,
Que d’une île inconnue il agrandit la terre.
Qu’il marque un nouvel astre et le confie au sort.
Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées
De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées.
Et qu’avec un flacon il a vaincu la mort.

XVI.

Tout est dit. A présent que Dieu lui soit en aide !
Sur le brick englouti, l’onde a pris son niveau.
Au large flot de l’est le flot de l’ouest succède,
Et la bouteille y roule en son vaste berceau.
Seule dans l’Océan la frêle passagère
N’a pas pour se guider une brise légère ;
— Mais elle vient de l’arche et porte le rameau.

XVII.

Les courans l’emportaient, les glaçons la retiennent
Et la couvrent des plis d’un épais manteau blanc.
Les noirs chevaux de mer la heurtent, puis reviennent
La flairer avec crainte, et passent en soufflant.