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N’empoisonnons pas l’heure présente par des prévisions malheureuses; laissons-nous aller doucement au courant qui nous entraîne, en chantant avec Horace :

Lætus in præsens animus, quod ultra est,
Oderit curare, et amare lento
Temperet risu. Nihil est ab omni
Parte beatum[1].

Le premier de ces deux interlocuteurs était Marco Zeno, noble vénitien dont la famille illustre remontait aux premiers temps de la république. Toutes celles qui avaient de semblables prétentions historiques étaient appelées familles électorales, parce qu’elles croyaient descendre des douze tribuns qui, en 679, élurent le premier doge. Marco Zeno pouvait avoir soixante ans à l’époque où nous place notre récit. C’était un homme grand et sec, au front large et dépouillé. Il avait une physionomie expressive, mais sévère; son abord calme, son regard froid et redoutable vous inspiraient ce respect mêlé de crainte qui est le propre des hommes habitués au commandement. Quoique rempli de bienveillance pour toutes les personnes qui vivaient dans sa familiarité, ses manières n’avaient rien de communicatif. On lisait dans l’impassibilité de son visage qu’il était né dans une caste privilégiée et souveraine dont il voulait qu’on respectât les droits. Les grandes démonstrations répugnaient à sa froide raison. Il ne pouvait supporter ni la joie bruyante ni la sensibilité trop expansive. Il aimait les intelligences qui se dominent et qui se manifestent avec mesure. Il connaissait trop les hommes pour se laisser prendre aux apparences, et ne croyait facilement ni au dévouement absolu ni à la méchanceté gratuite. C’était un esprit vaste et rompu au maniement des affaires. Ayant été ambassadeur de la république de Venise dans presque toutes les cours de l’Europe, il y avait étudié le mécanisme des gouvernemens, dont il connaissait le fort et le faible. Marco Zeno n’avait aucun enthousiasme; il se méfiait des mensonges de la parole, il voulait des faits positifs avant de prendre une détermination; alors il agissait sans scrupule et sans hésitation. Il croyait à l’amour, à la haine, à l’amitié, comme à des forces de la nature humaine qu’on peut utiliser. Acteur profond, il était doué d’une âme assez impressionnable pour bien jouer un rôle dans le drame de la politique, qui avait été la grande préoccupation de sa vie. C’était un de ces hommes d’état comme Venise en possédait beaucoup, une de ces intelligences italiennes lucides et fortes, qui était arrivée à

  1. « Content du présent, que notre esprit évite de s’inquiéter de l’avenir ! que par une douce gaieté il tempère l’amertume de la vie ! Ici bas il n’est pas de parfait bonheur. » (Horace, ode IV, liv. II.)