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se lisent sur leurs bannières : Chang-ti-hoei (religion du suprême empereur). Qui ne sait que Benoît XIV a défendu aux missionnaires et aux chrétiens chinois de se servir de ces deux premiers mots Chang-ti pour représenter le nom de Dieu, parce que ces mots, ne parlant que du grand et suprême empereur, étaient insuffisans par-là même à désigner le Dieu tout-puissant ? Le même pape a ordonné d’employer l’expression Tien-chou, qui veut dire maitre du ciel, et maintenant, en Chine, il n’est pas un catholique qui se serve de Chang-ti pour nommer Dieu, tandis que le terme de Tien-chou est devenu populaire dans tout l’empire. » Les catholiques doivent donc être mis complètement hors de cause.

Au commencement de 1853, quand on fut mieux édifié, sinon sur le caractère, du moins sur les progrès de l’insurrection, quand on reconnut dans le parti de la révolte un parti considérable avec lequel on pouvait être un jour amené à compter, les journaux de Canton et de Hong-kong changèrent de langage, l’insurrection victorieuse leur parut digne d’être adoptée en quelque sorte par le protestantisme. Déclarant que la foi catholique, à peine répandue en Chine, aurait été impuissante à produire un si grand mouvement, les missionnaires anglais et américains se montrèrent fort disposés à signaler dans les doctrines émises par Taï-ping un triomphe de la foi protestante. Ils citèrent à l’appui de cette opinion, flatteuse pour leur amour-propre, les nombreuses brochures qui circulaient dans le camp des rebelles, ainsi que les publications officielles émanées des lieutenans de Taï-ping. On retrouve, en effet, dans ces documens, des réminiscences évidentes empruntées aux livres saints, des prières calquées sur les prières chrétiennes, les dix commandemens de Dieu, accommodés au goût chinois et enrichis d’une interdiction contre l’opium, etc. Enfin il a été constaté que, parmi les chefs de l’armée de Nankin, il y avait plusieurs Chinois qui Usaient la Bible éditée par le docteur Gutzlaff, et qui avaient approché, soit comme élèves, soit comme domestiques, les missionnaires protestans établis à Hong-Kong et à Canton.

Tous ces faits sont incontestables : cependant, pour l’honneur du protestantisme, je ne saurais leur reconnaître la portée qu’on leur attribue. On a vu plus haut, dans la proclamation adressée à sir George Bonham par les princes Yang et Seaou, un échantillon de la théologie des rebelles. L’apparition de ce nouveau prophète qui s’intitule frère cadet de Jésus, cette descente du grand Dieu sur la terre en 1848, cet échange de messages entre le ciel et la terre, tout ce fatras de fables ridicules s’accorde-t-il avec les croyances de la foi protestante ? Quel est le protestant qui endosserait la responsabilité des contes absurdes dont se compose la bibliothèque de l’insurrection ? Que dire encore des trente-six femmes de sa majesté Taï-ping ? — Non, je le répète, ce n’est point là le protestantisme : c’est un affreux galimatias, et rien de plus. Sir George Bonham a exprimé l’opinion que toutes ces doctrines ont été arrangées dans une intention politique, et que certains lambeaux de christianisme, arrachés des livres saints, se sont trouvés confondus dans cet étrange amalgame, grâce à l’imagination de quelques chefs qui avaient eu d’autres temps fréquenté les missionnaires. Cela est très probable, il fallait un nouveau culte à opposer aux idoles de Bouddha, adorées par 1rs Tartares : les chefs ont donc inventé cette contrefaçon des cultes étrangers, en y introduisant quelques