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vieux bouquin entr’ouvert dans lequel il essayait de lire de temps en temps. Les puissances ennemies de l’indépendance de Venise sont trop occupées de leurs propres affaires pour songer à nous inquiéter.

— Ah ! ce ne sont pas les armes des nations intéressées à notre perte que je redoute pour ma patrie, répliqua le premier interlocuteur ; c’est l’esprit nouveau qui s’élève de tous les coins de l’horizon. Nos vieilles institutions sont minées par un principe funeste qui échappe à toute surveillance ; les provinces s’agitent, les patriciens sont désunis, et les citadins aspirent ouvertement à une réforme de l’état. Il n’est pas jusqu’à nos bons gondoliers qui ne rembrunissent leur visage ; ils nous saluent avec moins de respect et ne chantent plus les stances du Tasse avec la bénigne gaieté d’autrefois. Oui, mon ami, nous marchons évidemment à une dissolution de toutes choses.

— Votre excellence sait mieux que moi que la république est un vieux vaisseau dont la qu’il le plonge trop avant dans le sein des ondes pour carguer ses voiles à la moindre brise. Qu’elle se rassure donc, per Bacco ! les lois de Venise sont l’œuvre d’une politique consommée, et Horace semble avoir prévu les événemens qui se préparent lorsqu’il dit…

— Abbé, tu te trompes. Horace est assurément un grand poète, qui a dit des choses admirables sur l’homme et sa destinée ; mais, malgré ton savant commentaire, je doute qu’il ait entrevu les événemens dont nous sommes menacés. Crois-en ma vieille expérience : nous sommes destinés à voir l’une des plus grandes révolutions de l’histoire. Rien de ce que tu as lu ne peut être comparé à ce que je redoute. C’est un monde qui s’écroule. Venise, qui a bravé tant d’orages, et dont les lois sont l’œuvre du temps et de sa justice, se brisera contre l’écueil que j’aperçois de loin. Je le répète, nous sommes vieux, la vie nous échappe, Denise est une lampe près de s’éteindre et qui ne projette plus qu’une flamme vacillante. On dirait que la nature elle-même participe à cette évolution mystérieuse, car les saisons, et surtout le printemps, ne sont plus ce qu’elles étaient pour nos pères. Oui, oui, mon ami, la terre aussi se refroidit dans l’espace ; le soleil se voile de sinistres nuages, et l’homme perd de sa chaleur et de sa douce gaieté. Il ne nous reste plus qu’à mourir dans la miséricorde de Dieu.

En proférant ces dernières paroles, le vieillard se laissa tomber sur une chaise en couvrant ses yeux de ses mains décharnées.

Per Bacco ! votre excellence m’étonne, répliqua l’abbé. Je ne vois pas que le soleil soit moins éclatant, que les fleurs soient moins parfumées et le vin de Chypre moins généreux que par le passé. Eh via ! eh via ! laissez là vos sombres présages. Dieu et la nature sont toujours les mêmes ; le mal n’est que dans l’esprit de l’homme.