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profond mystère, que les membres se réunissent. Le candidat est admis à prêter serment devant une idole dont l’autel est garni de nombreuses offrandes; il verse ensuite une certaine somme entre les mains du caissier, et il subit diverses épreuves, entre autres le passage du pont. Ce pont est formé d’épées placées entre deux tables ou dressées sur leurs poignées et se joignant par les pointes, en forme d’arches. Le principal frère lit les articles du serment au récipiendaire, qui se tient sous le pont et qui, à chaque formule, doit répondre affirmativement. La lecture terminée, on coupe la tête d’un coq, ce qui veut dire : « Ainsi périssent tous ceux qui divulgueraient le secret ! » Il n’est pas besoin d’ajouter que les membres de la Triade emploient divers signes auxquels ils peuvent se reconnaître partout où ils se rencontrent. Ils ont une façon particulière de prendre leur tasse à thé; ils soulèvent le couvercle avec trois doigts seulement. Ils attribuent à certains nombres, notamment au nombre trois, des propriétés mystiques, etc. Bref, en lisant ce qui a été écrit sur la Triade par le docteur Milne, dont la bonne foi n’est point douteuse, on croirait lire un manuel de la franc-maçonnerie, et l’on doit avouer que la similitude est au moins singulière.

Quel était le but primitif et réel de ces associations, qui, à l’instar de la Triade et sous des dénominations différentes, se sont formées en Chine depuis deux siècles ? Si l’on s’en rapporte aux devises et aux statuts avoués par les membres, il ne s’agirait que de sociétés fort innocentes, ayant une certaine analogie avec nos sociétés de secours mutuels; mais, en pareille matière, il ne faut point trop se fier à l’étiquette, et, sans aller en Chine, on sait que les associations les plus redoutables pour la paix intérieure des états prennent très volontiers le masque de la bienfaisance et de la charité. L’origine de la Triade remonte au XVIIe siècle; elle est presque contemporaine de la chute des Ming et de l’installation de la dynastie mantchoue. On peut donc admettre l’opinion qui attribue à cette société la pensée de préparer le retour de l’ancienne dynastie par le renversement de l’empire tartare. On a remarqué d’ailleurs que, dans la plupart des révoltes qui ont éclaté sous les derniers règnes, la Triade a joué un rôle très actif, et aujourd’hui encore son nom se retrouve dans tous les récits qui nous parviennent sur les divers incidens de la lutte. En l’état de désorganisation où la Chine est plongée depuis 1842, les sociétés secrètes ont eu tout le loisir de préparer une attaque décisive. Si elles n’avaient su invoquer que les souvenirs de la dynastie des Ming, la masse du peuple se serait sans doute fort peu émue; car, malgré leur attachement aux traditions, les Chinois ne seraient guère d’humeur à se battre au profit d’une famille royale détrônée depuis deux cents ans, et je crois, sans vouloir leur faire injure, qu’ils n’auraient pas donné une goutte de leur sang pour consacrer, sur les rives du Fleuve-Jaune, le grand principe de la légitimité. Heureusement pour elles, les sociétés secrètes pouvaient compter sur des auxiliaires plus efficaces : le mécontentement des lettrés et la misère du peuple leur fournissaient des chefs et des soldats et leur assuraient dans toutes les provinces des sympathies très vives. Il ne restait plus qu’à déplier un drapeau, quel qu’il fût, contre le gouvernement tartare, et à profiter de la première occasion pour entrer en campagne.

Telles sont les causes principales de la révolte chinoise, autant du moins