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l’explication de la révolte du Kwang-si, il n’est pas inutile de rappeler ces précédens révolutionnaires, qui doivent modifier, dans une certaine mesure, l’opinion que l’on s’était formée en Europe sur le caractère du peuple chinois. L’insurrection, qui attire aujourd’hui nos regards et excite vivement notre surprise, n’est point un fait nouveau dans l’histoire du Céleste Empire; elle n’a d’extraordinaire que la rapidité de ses succès.

Aux premiers temps de la dynastie, les Tartares, encore animés de l’esprit guerrier et soutenus par le prestige de la conquête, triomphèrent assez facilement des révoltes que provoquaient la misère du peuple et les exactions des mandarins : leurs armées étaient nombreuses et aguerries, et elles marchaient bravement contre les rebelles; mais peu à peu les traditions militaires finirent par s’altérer, et il fallut souvent, pour avoir la paix, transiger avec les mécontens. Voici alors comment les choses se passaient. Après plusieurs campagnes infructueuses, les généraux, ennuyés de la guerre, se décidaient à offrir aux principaux chefs de rebelles une bonne somme et des plumes de paon. Les insurgés marchandaient pendant quelque temps, puis se laissaient corrompre et consentaient à devenir mandarins. Le traité conclu, l’empereur se hâtait d’annoncer à ses sujets par la voie de son Moniteur, la Gazette de Pékin, que l’ordre était rétabli et que l’ennemi avait fait sa soumission. Ce procédé, qui n’est pas fier, mais qui dénote une certaine connaissance du cœur humain, était surtout employé avec les pirates. Lors de la guerre de 1840, quelques mandarins voulurent l’essayer avec les Anglais : malheureusement ils avaient affaire à un ennemi qui aimait mieux les battre. Quand un gouvernement en est réduit à de pareilles extrémités, quand il offre ainsi une sorte de prime à l’insurrection, on peut prévoir à coup sûr qu’il sera prochainement en butté à de nouvelles attaques.

Déjà, sous le règne de Tao-kwang, la dynastie tartare avait subi de rudes échecs. Cependant le mal était concentré dans un petit nombre de districts, où les émeutes imparfaitement réprimées ou même impunies avaient révélé l’impuissante lâcheté des mandarins. Les provinces éloignées des foyers habituels de l’insurrection ignoraient le plus souvent ce qui se passait ailleurs, ou du moins elles ne connaissaient que les comptes-rendus triomphans du journal officiel, et elles demeuraient pleines de respect et de crainte devant l’invincible majesté du Fils du Ciel ; mais, quand les armées tartares eurent été battues par les Anglais, le prestige qui avait soutenu jusqu’alors l’autorité de la race conquérante devait nécessairement tomber. Non-seulement les Chinois avaient vu leur territoire envahi par des hordes étrangères et l’orgueil national humilié par la plus mortelle injure qui pût être infligée à la politique du Céleste Empire, mais encore, pendant toute la durée de la lutte, ils avaient été victimes des plus violentes exactions; les troupes qui étaient chargées de les défendre ne savaient que piller. Malheur aux villes où les mandarins jugeaient à propos d’établir une garnison pour arrêter la marche de l’ennemi ! les contributions extraordinaires et la maraude, largement pratiquée par les soldats, leur faisaient payer cher la présence de ces singuliers défenseurs qui s’enfuyaient au premier coup de feu avec tout ce qu’ils pouvaient emporter. Les ressentimens de la population étaient donc extrêmes, et le souvenir de ces affreux désordres avait laissé dans les provinces du littoral des traces ineffaçables.