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l’autre comme deux ombres destinées à être emportées éternellement par le même souffle dans le pays des visions.

— Non, lui disait Thierry, je ne puis croire que notre amour soit réprouvé, qu’il y ait une malédiction sur notre bonheur ; mais en vérité, si cela était, s’il y avait quelque part contre nous une grande et mystérieuse colère attendant l’heure de nous frapper, ce que nous sentons n’en serait pas moins un bien, le seul bien dont l’âme humaine ait ici-bas la vive intelligence, l’irrésistible désir, la nette, la lumineuse pensée. Pourquoi te le cacher ? cette tempête a pour moi une sorte d’attrait, par cela même qu’elle est une image de ce courroux que toute joie terrestre semble éveiller dans un monde inconnu. Oui, j’aime cet orage ; oui, j’aime cette foudre qui ne sert qu’à illuminer ta beauté. Qu’elle nous atteigne du reste, cette belle et sinistre flamme : elle viendra trop tard pour frapper l’œuvre immortelle de nos deux cœurs. Rien ne peut faire que nous ne nous soyons pas aimés. Qu’un Dieu irrité renverse maintenant, s’il le veut, la coupe où ont trempé nos lèvres, il ne détruira pas notre ivresse, elle s’élèvera jusqu’à lui de la poussière où roulera le vase brisé. — Je vous en supplie, lui répondit-elle, ne blasphémez pas, vous m’effrayez. Dieu peut tout contre toute chose ; ce que vous dites là, un jour peut-être vous ne le penserez plus, parce qu’il ne voudra plus que vous le pensiez. Quoi qu’il en soit, vous m’avez fait mal. Je crois déjà me sentir atteinte par celui que vous défiez. — Ainsi ils parlaient, je raconte. Si on me demande pourquoi ces paroles, c’est parce qu’ils les ont échangées.

La péripétie de cette très simple histoire, de cette histoire plus simple en vérité que le récit même de mistress Inchbald, ce fut le retour de Gérion, car je dois dire ici que Gérion avait eu la pensée d’aller passer deux mois en France. Ce pauvre Gérion, je n’ai guère parlé de lui. Cela tient à toute sorte de motifs respectables et à un motif tout-puissant : ce dernier est que je trouvais à m’occuper de sa personne un invincible ennui. J’aurais pu dire cependant beaucoup de choses à son sujet. Sa femme avait soutenu pour lui des luttes héroïques contre Thierry. Pendant tout le temps où elle avait affirmé qu’elle l’aimait avec ces airs sérieux, ces mines solennelles, ce ton grave et pénétré que les femmes prennent quand elles vous parlent de leur amour pour leur mari, elle avait fait à chaque instant, de son cœur, de son esprit, de tout son être, la plus courageuse apologie. — Vous êtes injuste pour lui, répétait-elle sans cesse à Pérenne, vous ne savez pas tout ce qu’il a d’intelligence sérieuse et de vraie sensibilité, — Si par hasard dans la conversation il échappait à Gérion, devant Thierry, quelques paroles où se montrait une