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former une sorte de sanctuaire teint de la même couleur, animé de la même clarté, telle que doit l’être, je l’imagine, dans la baie napolitaine, la fameuse grotte d’azur. — Croyez-vous vraiment, lui dit-il, que ce soit à cette heure, auprès de vous, devant ces merveilles, sous ce regard de Dieu qui se fait visible, qu’une pensée impure puisse naître dans mon cœur ? — Et comme d’habitude il remua ciel, terre et ondes pour lui démontrer que son amour était un droit, ses désirs une loi, lui un souverain légitime, et ce pauvre Gérion un usurpateur. Quoiqu’il parlât avec une singulière chaleur, et qu’au point de vue des amoureux il dît des choses fort plausible, il faillit se perdre. Gertrude fut effrayée à la lumière de la torche ardente que l’on agitait devant elle : la périlleuse région où elle s’était engagée lui apparut; puis, ce ne fut pas seulement de l’effroi qu’elle ressentit, ce fut une sincère douleur. Elle ressemblait, c’est une comparaison bizarre peut-être, mais si juste que je ne veux pas la repousser, à ces amans rêveurs de la liberté qui tout à coup voient la mort de leurs songes : la plus aimée de ses chimères était là, gisante à ses pieds. Elle quitta le balcon, s’enfuit au fond de son salon, se jeta sur un canapé, et ensevelit sa tête dans ses mains. Thierry s’assit auprès d’elle; il la regardait avec un étonnement inquiet quand il l’entendit sangloter.

— Gertrude, lui dit-il en essayant de lui prendre une main qu’elle appuyait sur ses yeux; Gertrude, qu’avez-vous ? que pensez-vous ?

— Oh! disait-elle, je suis punie; mon amour, l’amour qui me rendait heureuse, l’amour avec lequel je voulais vivre et mourir, il l’a tué.

Son désespoir était si vrai, que Thierry sentit dans ses yeux une larme, et dans son cœur quelque chose qui ressemblait à un regret — Voici donc, se dit-il, ce que c’est qu’une honnête femme ? En vérité, cela pourrait donner à réfléchir. — Puis il pensa, eut-il tort ou raison ? que dans une entreprise on ne devait pas se laisser arrêter, qu’il faut dans la forêt enchantée combattre la nymphe qui pleure aussi bien que le dragon qui jette des flammes. — Non, Gertrude, murmura-t-il à son oreille. Ce n’est pas un amour qui meurt, c’est un amour qui naît au contraire, et qui naît dans les larmes comme tout ce qui est humain. — Oh ! dit-elle, il n’y avait rien d’humain dans ce que je pleure.

Une semaine après cette soirée, par un de ces orages qui agissent si étrangement sur notre cerveau et sur nos nerfs, Gertrude et Thierry étaient encore sur le balcon où tant de fois ils étaient venus, obéissant à l’inquiet souci que tous les amoureux ont de la campagne et du ciel. Il faisait nuit, et toutes les étoiles avaient depuis longtemps sombré dans un océan de nuages; quelques éclairs, qui par instans jaillissaient des ténèbres, montraient les deux amans unis l’un à