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attendrissement profond. Elle eut envie de se jeter à ses genoux, de répandre sur ses mains les larmes dont elle était oppressée, de lui révéler son cœur. Elle s’arrêta : les esprits exaltés se défient avec raison des esprits positifs, ils craignent qu’on ne traite de mouvemens romanesques les élans les plus sacrés. De là, en des heures de crises suprêmes, tant d’expansions salutaires qui sont comprimées, et le silence, le silence fatal qui triomphe. Elle n’étouffa pas en elle toutefois le transport dont elle contint l’expression. Elle prit le ferme propos, la résolution sincère d’agir comme elle l’aurait fait après une effusion dont la joie consolatrice ne lui était pas permise. Attachant sur son mari, puis levant au ciel un regard rayonnant d’héroïsme, elle offrit à Dieu un sacrifice que, dans sa crédulité enthousiaste, elle croyait accompli déjà. Elle ne savait pas que la victime qu’elle voulait immoler, alors qu’on la croit abattue, se relève, audacieuse et triomphante, défiant la créature humaine qui la livre et l’être divin qui la demande, ébranlant et détruisant l’autel que son trépas devait consacrer.


IV.

Le lendemain dans la journée, Thierry se rendit chez sa cousine. Le soir, en la quittant, il aurait pu dire comme Jean-Jacques : J’ai été éloquent. Il avait livré une terrible bataille qu’il avait gagnée. Au premier coup d’œil, il avait reconnu qu’il s’agissait d’une lutte à outrance, qu’il allait avoir à soutenir des efforts désespérés. Gertrude lui avait fait un accueil glacial. Quelques instans, un de ces silences qui précèdent tous les combats avait régné entre eux, puis Thierry avait commencé. Cette fois, il sentait que l’heure des temporisations était passée, que l’attaque devait être brusque et décisive. Il avait attaché sur Mme de Gérion un regard suppliant. — Hier, lui dit-il, j’en suis sûr, vous m’aimiez; je l’ai senti, toute mon âme me le disait. Aujourd’hui vous me punissez de la joie que vous m’avez donnée; vous voulez me reprendre mon bonheur, mon pauvre bonheur soumis, tremblant, craintif, qui vous demande merci. Gertrude, ce n’est pas bien, vous jouez avec ma vie. Et encore si c’était de ma vie seulement qu’il s’agit! mais c’est quelque chose d’immortel que vous voulez détruire, et un bien qui n’est pas à moi, qui est à nous deux : c’est ce rêve, sans lequel nos jours ne seraient qu’un sommeil accablant, c’est ce rêve qui commence en ce monde, mais qui finit autre part, un instinct nous le dit, que vous voulez faire évanouir ! Gertrude, de la pitié pour notre songe! de la pitié pour nous deux !

Une fatalité heureuse ou funeste voulut qu’elle répondît à ces