Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/560

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon oreille, qu’elle était, au milieu de sa fête, perdue dans une rêverie d’amour. Moi-même j’étais tellement abîmé dans un songe qui à chaque instant me semblait devoir s’évanouir, qu’aucune joie de vanité, je le dis en toute franchise, n’arrivait jusqu’à mon cœur. Elle encourageait cette visible extase qui secondait sa pensée; quand ce que nous éprouvions tous deux ne fut plus un secret pour personne, elle me conduisit dans un boudoir qu’éclairait une seule lampe, et où le son des instrumens arrivait affaibli comme une musique de sphères lointaines. Là, elle me dit : « Thierry, mon cher Thierry, je vous fais mes adieux; partez. J’ai voulu vous laisser un souvenir qui rayonnât en vous, même alors que sur mon image bien d’autres images auraient passé. Puis j’ai mis ma vanité, mon enfant, une bien tendre vanité, à vous léguer un de ces succès qui flattent l’amour-propre des hommes. Je vous fais entrer en vainqueur dans ce monde que je quitte. Toutes les femmes désireront plaire à l’amant de lady Renwood. Je ne sais pas trop si ce que j’ai fait est bien ou mal, vous rendra heureux ou malheureux; je sais seulement que c’est un amour profond qui m’a inspirée. Je désire qu’on admire mon Thierry comme je l’ai admiré; je ne crains pas qu’on l’aime comme je l’ai aimé. » Et je vis étinceler ses larmes, qu’elle retenait avec un héroïque effort, la pauvre femme, par une raison que j’ai comprise depuis, par une raison dont certains souriraient à coup sûr, et qui, moi, m’attendrit si fort que je ne veux même point l’indiquer.

Gertrude aussi fut attendrie, Thierry le vit, et il continua, encouragé par un regard qui se posait humide et brillant sur lui : — Je pris sa main, je ne voulais pas m’éloigner; je lui jurais que ma passion pour elle était dans toute sa force, que j’allais mourir à ses pieds. — Partez, reprit-elle, avec une voix qui ne me permit pas de lui résister; c’est une grâce que je vous demande, vous le comprenez bien; c’est le seul moyen d’adoucir une douleur dont je n’ai point voulu vous parler. Encore une fois, partez.

Je m’éloignai. Sur le seuil de ce boudoir où je ne devais plus rentrer, je me retournai pour la voir encore. Elle était debout et me suivait du regard. Il me sembla que je prenais congé d’un de ces chers fantômes qui accompagnent nos premiers pas en ce monde, d’un de ces hôtes divins de notre jeunesse, d’un de ces spectres de notre aurore, qui nous quittent quand viennent les ingrates chaleurs, les tristes et pesantes clartés. Je traversai ces pièces, maintenant désertes pour moi, où je venais d’errer avec elle, et je me trouvai seul avec ma liberté, compagne que je croyais aimer il y avait quelques heures et qui en ce moment m’accablait. C’est une société que du reste je n’ai jamais su garder. Sa prédiction s’est accomplie. On m’a dit que l’on m’aimait; j’ai dit, j’ai juré que j’aimais aussi,